Mirages, illusions et farces philosophiques contre le sens réel. La « Destruktion » peut détruire beaucoup de choses autour d’elle, mais elle se détruit elle-même – et ceux qui ont adhéré à sa proposition – dans une mesure infiniment plus grande.

Tout le projet déconstructionniste est une réponse pratique à l’appel formulé par le marxiste hongrois Georg Lukács, qui avait perçu que le grand obstacle au communisme n’était pas le pouvoir économique de la bourgeoisie, mais deux millénaires de civilisation chrétienne.

« Qui nous délivrera de la civilisation occidentale ? », demandait Lukács, angoissé.

Le premier à se présenter en tête de file fut le nazi Martin Heidegger.

Destruction – « Destruktion » – est le mot-clé de tout ce qu’il a fait dans sa vie : depuis l’écriture d’ « Être et Temps » jusqu’à son soutien à l’ascension du Führer et son refus de s’expliquer sur ce sujet après la Seconde Guerre mondiale, laissant ses admirateurs dans un doute troublant qui donnait à sa philosophie encore plus d’attrait.

L’essence de la philosophie de Martin Heidegger consiste à abolir le « Logos », le verbe divin qui établit un pont entre la pensée humaine et la réalité externe, et à le remplacer par la « volonté de pouvoir » du Führer.

Heidegger fut le premier héros de la guerre contre le « logocentrisme ».

La convergence entre ses efforts philosophiques et les objectifs de Georg Lukács fut le pacte Ribbentrop-Molotov de la philosophie.

Mais Heidegger, en fin de compte, n’a créé comme substitut à la civilisation chrétienne que la philosophie de Martin Heidegger, qui ne sert qu’à ceux qui la comprennent.

Derrida et ses disciples ont transformé cette philosophie en un projet académique indéfiniment subventionnable et en un mouvement politique auquel des millions de personnes peuvent participer sans rien comprendre à ce qu’ils font.

Cela ne pouvait être qu’un succès triomphal.

Pour Derrida et les déconstructionnistes, la liberté réside dans la négation de la vérité, ce qui leur permet d’affirmer leur propre pouvoir.

Le grand prêtre du déconstructionnisme, Jacques Derrida, utilise cette prémisse pour remettre en question les prétentions scientifiques de la linguistique elle-même, en concluant que, si la langue est un système de différences entre signes, elle n’a aucune référence à un « sens » externe.

Tout ce que l’être humain dit, écrit ou pense n’est qu’une exploration des possibilités internes du système. Cela n’a rien à voir avec la « réalité », les « faits », etc.

L’univers entier accessible à la pensée humaine est constitué de « textes » ou de « discours », mais, comme il n’existe aucune réalité externe permettant d’évaluer ces discours, il n’a pas de sens de parler de discours « vrais » ou « faux ».

La représentation de la réalité n’existe pas et tout discours est une libre invention de significations.

Ayant atteint cette conclusion, Derrida l’interprète dans un sens nietzschéen, affirmant que, si le discours n’est pas une représentation de la réalité, il est une expression de la « volonté de pouvoir ».

Cela ne signifie pas pour autant qu’il existe un « moi » derrière le discours manifestant sa volonté de pouvoir car pour Derrida l’idée d’un moi stable et conscient de lui-même est elle-même une représentation de la réalité.

Puisque aucune représentation de la réalité ne peut fonctionner, le moi n’existe pas non plus : seule existe l’acte de pouvoir qui crée une fiction appelée « moi ».

Si la langue était totalement séparée de la réalité en n’étant qu’un système de différences, le déconstructionniste va maintenant la séparer du sujet pensant lui-même, en ajoutant à la simple « différence » la « différance », avec un « a », terme inventé par Derrida pour désigner l’intervalle de temps entre le sujet en tant qu’auteur du discours et le même sujet considéré comme objet du discours.

Derrida parle simplement d’une différenciation, d’un laps de temps : le moi dont vous parlez n’est jamais le moi qui parle.

Mais, s’il en est ainsi, le moi en tant qu’objet du discours n’est jamais présent à lui-même.

Séparé de l’objet par la circularité du système, le discours est également séparé du sujet par la différenciation, ou, si vous préférez, la « différance ».

Quoi que vous disiez ou pensiez, ce sera toujours une absence parlant d’une autre absence.

Si le moi n’existe pas et que l’objet qu’il pense n’existe pas non plus, seul existe l’acte de pouvoir qui crée une fiction appelée « moi » et une autre fiction appelée « objet ».

La raison qui produit le besoin de créer ces fictions est le désir d’échapper à la mort, à l’anéantissement. Mais la mort est inéluctable, elle est la « réalité ». Ainsi, la fonction de tous les discours decontructionnistes est de nier la réalité et sa traduction cognitive, la vérité. C’est en cela que réside le pouvoir des decontructionnistes.

L’Évangile (Jean, VIII:32) affirmait que la liberté naît de la connaissance de la vérité.

Mais pour Derrida et les déconstructionnistes en général, la liberté consiste à nier la vérité, affirmant ainsi leur propre « pouvoir » qui ne sera que temporaire et illusoire.

Au départ, certains marxistes furent alarmés par cette nouvelle philosophie qui, en niant la réalité, remettait en question toute prétention à connaître les lois objectives du processus historique.

Mais Derrida parvint rapidement à les rassurer, en montrant que, si le déconstructionnisme était préjudiciable à la théorie marxiste, il était bénéfique pour le mouvement révolutionnaire, en lui fournissant non seulement les moyens d’éroder toute la culture occidentale par la négation du sens en général, mais aussi d’affirmer son propre pouvoir de manière illimitée : libéré des contraintes de la réalité objective, et donc immunisé contre toute exigence d’arguments rationnels, il pouvait imposer sa volonté par tous les moyens fictionnels possibles, tandis que ses adversaires, freinés par des scrupules de réalité et de logique, observeraient, impuissants, son ascension irrésistible.

Objectivement parlant, la valeur entière du projet déconstructionniste repose sur la prémisse saussurienne selon laquelle le sens d’un mot n’est que la différence entre ce mot et tous les autres.

Cette prémisse est fausse.

Prenons la phrase : « Jacques Derrida est mort. »

La différence entre Jacques Derrida et tous les autres êtres dotés de noms humains reste la même, qu’il soit vivant ou mort.

La différence entre mourir et être vivant, de son côté, est la même que vous soyez vivant ou mort.

Mais si Jacques Derrida est mort, la différence entre lui et tous les autres reste intacte, tandis que lui, l’individu Jacques Derrida, ne sera plus vu en train de donner des conférences et d’enchanter des millions d’idiots.

Soit l’expression « Jacques Derrida » signifie quelque chose de plus que la différence entre elle et toutes les autres, soit il est indifférent que Jacques Derrida soit mort ou vivant.

De même, une phrase comme « Il n’y a plus de nourriture » est la même – et ses différences par rapport à toutes les autres sont les mêmes – que vous la prononciez comme un pur exemple verbal ou comme l’expression d’un état de fait.

La différence, dans ce dernier cas, réside dans la présence ou l’absence physique de nourriture, qui n’est pas la même chose que l’« absence de l’objet » dans la simple formulation saussurienne du sens comme différence entre une phrase et toutes les autres.

Cette différence reste la même avec ou sans nourriture. La faim, ce n’est pas vraiment cela.

En tenant compte de détails comme celui-ci, Jacques Derrida lui-même fut contraint de modérer les prétentions de sa méthode, reconnaissant l’existence d’« indéconstructibles » et, finalement, admettant que parmi eux se trouvait le « Logos » lui-même.

Déconstruisez ce que vous voulez, vous serez toujours, par le simple fait de penser et de parler, dans un cadre de références délimité par le Verbe Divin ou par ses reflets dans la tradition métaphysique.

En fin de compte, la « Destruktion », comme le projet nazi, peut détruire beaucoup de choses autour d’elle, mais elle se détruit elle-même – et ceux qui ont adhéré à sa proposition – dans une mesure infiniment plus grande.

En proclamant que la liberté consiste à nier la vérité, le déconstructionniste n’exerce sa liberté de vivre dans la fiction et de goûter au pouvoir que jusqu’au moment où la mort remplace toutes les fictions par une vérité « indéconstructible » et la volonté de pouvoir par l’impuissance définitive des cadavres.

Expression modernisée de la révolte gnostique contre la structure de la réalité, le projet déconstructionniste est destiné à l’échec. Mais l’échec cognitif peut être malheureusement un « succès » politico-social, dans la mesure où il entraîne dans son tourbillon des millions d’idiots hypnotisés par l’attraction de l’abîme.

Qu’est-ce que la distorsion dans la manière dont la pensée s’articule avec le réel ? Et comment cette distorsion aussi appelée dissonance cognitive constitue une rupture philosophique dans l’histoire de la pensée ?

La dissonance cognitive, ce malaise intellectuel né du décalage entre la construction théorique et l’expérience vécue, constitue un fil conducteur pour comprendre l’évolution de la pensée occidentale. 

Ce phénomène n’est pas du tout anodin car il révèle une fracture progressive entre l’homme et le cosmos, entre le penseur et la réalité dont il est partie intégrante. 

Nous explorerons ci-dessous les origines et les implications de cette dissonance, en retraçant son émergence dans l’histoire de la philosophie et ses conséquences sur la manière dont l’humanité conçoit le réel. 

À travers une analyse des grandes étapes de cette rupture – de l’Antiquité à la Modernité – nous chercherons à comprendre comment le philosophe, d’observateur humble du cosmos, s’est mué en un prétendu «fiscal de la science universelle», et ce que cela implique pour notre rapport à la vérité.

I. La dissonance cognitive : une définition.

La dissonance cognitive, dans le contexte philosophique que nous abordons ici, peut être définie comme l’écart entre le cadre théorique élaboré par un individu et la réalité vécue dans laquelle il est immergé. 

Cet écart ne résulte pas d’une simple erreur ou d’une malhonnêteté intellectuelle, mais d’une distorsion structurelle dans la manière dont la pensée s’articule avec le réel. Autrement dit, la dissonance cognitive survient lorsque le penseur croit pouvoir se placer en dehors de la réalité pour l’observer de manière objective, comme un spectateur détaché, alors qu’il demeure inéluctablement inséré dans le cosmos qu’il prétend juger.

Dans l’Antiquité et au Moyen Âge, les philosophes, d’Aristote à Saint Thomas d’Aquin, entretenaient une relation d’humilité vis-à-vis du réel. 

Ils se savaient partie prenante d’un ordre cosmique plus vaste, un tout dont ils ne pouvaient s’extraire. 

Leur réflexion s’inscrivait dans une tradition de savoirs cumulatifs, où chaque penseur contribue modestement à une chaîne de connaissances, conscient de ses limites. Aristote, par exemple, affirmait que tout savoir dérive d’un savoir antérieur, formant une continuité où l’individu n’est qu’un maillon. 

Cette posture, empreinte de docilité face à la complexité du réel, contrastait avec l’attitude qui allait émerger à l’aube de la modernité.

II. Les premiers signes de la rupture : Guillaume d’Ockham et l’empirisme.

L’un des premiers indices de cette rupture apparaît avec Guillaume d’Ockham, au XIVe siècle. 

Ockham postule que la réalité accessible à notre expérience – ce que nous pouvons observer et vérifier – constitue la mesure de ce qui est vrai. 

Cette idée, séduisante par sa simplicité, repose pourtant sur une illusion : l’empirisme, bien qu’il prétende s’en tenir aux faits, ne peut appréhender qu’une fraction infime de la réalité.

Le réel, dans sa profondeur et sa complexité, excède largement les limites de l’observation humaine. 

En proclamant l’universalité de l’empirisme, Ockham introduit un scotome qui désigne une tache aveugle dans le champ visuel ou, métaphoriquement, une lacune dans la perception ou la compréhension.

C’est une tâche dans le champ visuel qui l’empêche de reconnaître les biais inhérents à sa méthode. 

En ignorant la richesse du cosmos, dont l’homme n’est qu’une partie, il ouvre la voie à une approche réductrice, où la vérité se limite à ce qui peut être mesuré ou testé. 

Cette attitude, bien que non dépourvue de rigueur, marque le début d’une distorsion : le penseur commence à se percevoir comme un observateur extérieur, capable de juger la réalité dans son ensemble, oubliant qu’il est lui-même immergé dans cette réalité.

III. Descartes et l’illusion du doute universel.

La dissonance cognitive s’intensifie avec l’avènement de la modernité, et particulièrement avec René Descartes au XVIIe siècle. 

Dans ses “Méditations sur la philosophie première”, Descartes propose une méthode radicale : douter de tout, suspendre toute certitude pour reconstruire le savoir sur des bases prétendument inébranlables. 

Ce «doute méthodique» vise à placer le philosophe en dehors du réel, comme s’il pouvait observer l’univers depuis une position divine, détachée de toute contingence.

En réalité, cette entreprise est vouée à l’échec. 

Descartes, tout en proclamant douter de tout, se repose sur des certitudes implicites qu’il ne remet jamais en question. 

Sa méthode, loin d’être neutre, est imprégnée de présupposés culturels, historiques et personnels. 

Ce décalage entre ce que Descartes prétend faire – une remise en question universelle – et ce qu’il fait réellement – une reconstruction du savoir à partir de prémisses non examinées – illustre parfaitement la dissonance cognitive. 

Le philosophe croit s’extraire du réel, mais il reste prisonnier de ses propres cadres mentaux, incapable de les reconnaître comme tels.

Cette posture, qui devient caractéristique de la modernité, accentue la fracture entre le penseur et le cosmos. 

Là où les anciens philosophes acceptaient la primauté du réel sur leurs théories, les modernes s’arrogent le droit de soumettre la réalité à leurs propres critères de vérité. Cette attitude, bien que motivée par une quête sincère de certitude, engendre une forme d’arrogance intellectuelle qui prétend réduire l’infinitude du réel à des modèles théoriques simplifiés.

IV. Les conséquences de la dissonance : une guerre contre le réel.

La dissonance cognitive, en s’enracinant dans la pensée occidentale, engendre une véritable guerre contre la complexité du réel. 

Les théories modernes, qu’il s’agisse des grands systèmes philosophiques ou des modèles scientifiques réductionnistes, tendent à isoler une partie de la réalité pour en faire un tout explicatif. 

Cette approche, bien que productive dans certains domaines, mène à des dérives intellectuelles lorsque le penseur croit que son modèle englobant représente la vérité ultime.

Un exemple frappant est celui des théories qui prétendent saisir le «sens global» de l’histoire humaine. 

Que ce soit à travers des visions hégéliennes, marxistes ou évolutionnistes, ces théories affirment que l’histoire suit une trajectoire linéaire, orientée vers un but ultime. 

Pourtant, comme le souligne l’expérience empirique elle-même, nous sommes immergés dans le flux du temps, sans accès à son commencement ni à sa fin. 

Prétendre déterminer le «sens final» de l’histoire revient à créer un monde à l’image de nos propres présupposés, un délire intellectuel qui ignore la complexité du réel.

Cette attitude reflète une perte de l’humilité qui caractérisait les penseurs anciens. Aristote, par exemple, reconnaissait que le réel avait une autorité sur la pensée : le philosophe doit se soumettre à la réalité, et non l’inverse. 

Saint Thomas d’Aquin, de même, abordait le cosmos avec une docilité intellectuelle, conscient que la vérité dépasse les capacités de l’esprit humain. 

À l’inverse, la modernité, en s’appuyant sur l’empirisme ou la rationalité autoproclamée, a souvent succombé à la tentation de réduire le réel à des schémas simplificateurs, au détriment de sa richesse infinie.

V. Une arrogance intellectuelle et ses limites.

Cette dissonance cognitive, loin d’être un simple accident historique, révèle une forme d’arrogance intellectuelle qui se manifeste dans l’idée que certaines vérités sont indignes d’être considérées parce qu’elles ne répondent pas aux critères modernes de scientificité ou de rationalité. 

Cette attitude, incarnée par exemple dans le positivisme du XIXe siècle, rejette toute forme de savoir qui ne peut être validée par l’expérience empirique ou la logique formelle. 

Pourtant, comme le soulignait déjà Aristote, le savoir humain repose sur une tradition, un héritage de connaissances qui ne peut être entièrement soumis à l’épreuve empirique.

L’empirisme, bien qu’il se présente comme une méthode rigoureuse, est en réalité limité par les contraintes de l’expérience humaine. 

Nous ne pouvons observer qu’une infime partie du réel, et le reste repose sur des traditions, des consensus ou, pire encore, des modes intellectuelles passagères. 

En ignorant cette réalité, le penseur moderne s’enferme dans une illusion de maîtrise, croyant pouvoir juger l’univers depuis une position extérieure. 

Comme le disait Saint Paul, «c’est en Lui que nous vivons, nous nous mouvons et nous sommes» : nous sommes immergés dans le cosmos, et toute tentative de s’en extraire pour le juger est vouée à l’échec.

VI. Vers une réconciliation avec le réel.

Face à cette dissonance cognitive, la question se pose : comment renouer avec une pensée qui respecte la complexité du réel ? 

La réponse réside peut-être dans un retour à l’humilité des anciens. 

Cela ne signifie pas un rejet des acquis de la modernité, mais une reconnaissance des limites de nos outils intellectuels. 

La philosophie, pour redevenir féconde, doit accepter que le réel est plus vaste que nos théories, et que la vérité ne se réduit pas à ce que nous pouvons mesurer ou démontrer.

Une telle démarche implique de réhabiliter la notion de tradition comme une chaîne vivante de savoirs qui relie le passé au présent. 

Cela exige également une vigilance constante face aux biais qui nous poussent à simplifier le réel, que ce soit par l’empirisme, le rationalisme ou toute autre idéologie. Enfin, cette démarche invite à une forme de docilité intellectuelle, une disposition à apprendre du cosmos plutôt qu’à le soumettre à nos cadres préétablis.

Conclusion.

La dissonance cognitive, telle qu’elle s’est manifestée dans l’histoire de la pensée occidentale, est le symptôme d’une rupture profonde entre l’homme et le réel. 

De Guillaume d’Ockham à Descartes, en passant par les grandes théories modernes, le philosophe a progressivement perdu de vue sa condition de créature immergée dans le cosmos. 

Cette illusion d’extériorité, bien qu’elle ait permis des avancées indéniables, a également engendré une forme d’arrogance intellectuelle, où le penseur prétend réduire l’infinitude du réel à ses propres catégories.

Pour surmonter cette dissonance, il nous faut retrouver l’humilité des anciens, non pas pour rejeter la modernité, mais pour enrichir notre rapport à la vérité. 

En reconnaissant que nous sommes partie prenante d’un cosmos qui nous dépasse, nous pouvons espérer renouer avec une pensée plus fidèle à la réalité, une pensée qui accepte ses limites tout en s’ouvrant à l’infinie complexité du réel.

La science au fil du temps : entre quête de vérité et projets de pouvoir.

Introduction.

La science, dans l’imaginaire collectif, incarne le paradigme ultime de la vérité. 

Comme le soulignait le philosophe Georges Gusdorf, elle est perçue comme l’autorité suprême pour distinguer le vrai du faux, non pas en raison de ses réalisations concrètes, mais grâce à sa méthode : une approche organisée, rationnelle, autocritique et ancrée dans l’expérience. 

Pourtant, cette perception soulève des questions fondamentales. 

Si la science repose sur des affirmations provisoires, comment peut-elle prétendre être le « diviseur d’eau » entre vérité et illusion ? 

Dans cet article, Antoine Bachelin Sena explore l’évolution historique de la science, ses fondements philosophiques, ses limites, et son rôle ambivalent comme outil de connaissance et instrument de pouvoir.

Les Origines Philosophiques : Parménide, Platon et Aristote.

L’histoire de la science commence bien avant les laboratoires modernes, dans les réflexions des penseurs grecs. 

  • Parménide, au Ve siècle avant notre ère, propose une distinction fondamentale entre le monde de l’être – stable, éternel, universel – et le monde des apparences – changeant, soumis aux sens. 

Cette dichotomie pose les bases de deux modes de connaissance : l’un intuitif, captant les réalités universelles, et l’autre sensoriel, limité aux apparences fluctuantes.

  • Platon, disciple de Socrate, approfondit cette idée en élaborant une échelle de connaissance à quatre niveaux. 
  1. Le premier, eikasia, correspond à la perception d’images sensorielles – comme les ombres sur un mur ou le chant d’un oiseau. 

Ce niveau, partagé avec les animaux, ne permet pas d’accéder à la réalité. 

  1. Le deuxième, pistis, concerne les objets tangibles de la nature – les arbres, les animaux, les montagnes – appréhendés par une « foi raisonnable », mais sans certitude absolue. 

Les sciences naturelles modernes opèrent à ce niveau, produisant des résultats probabilistes, jamais définitifs. 

  1. Le troisième niveau, dianoia, englobe les entités mathématiques, comme les figures géométriques, qui offrent une certitude accrue grâce à la rigueur du raisonnement, à l’image des démonstrations d’Euclide.
  2. Enfin, au sommet, le nous – l’intellect – saisit les arkhai, les principes universels qui sous-tendent toute réalité.

Platon articule cette vision avec la pensée d’Héraclite (« tout coule »), suggérant que la science véritable repose sur la capacité à saisir des principes éternels au-delà du flux des apparences. 

Par exemple, un médecin peut observer des symptômes changeants chez un patient, mais c’est en comprenant les principes universels de la biologie qu’il pose un diagnostic. 

Cette aptitude à capter l’universel distingue l’humain des animaux et fonde la notion de réalité objective.

Aristote, élève de Platon, systématise ces idées tout en divergeant sur un point clé. Contrairement à Platon, qui place les « universaux » dans un monde des Idées séparé, Aristote les situe dans les objets mêmes de la nature. 

Une chaise, par exemple, n’est pas une pâle copie d’une Idée de chaise, mais une entité concrète dont la « chaise-ité » est inhérente. 

Aristote pose ainsi les bases d’une science empirique, étudiant les êtres naturels avec une certaine autonomie. 

Il introduit également la logique, ou « technique analytique », comme outil pour transposer les phénomènes observés en un discours cohérent. 

Ce discours doit refléter l’unité de la réalité : une théorie incohérente trahirait les principes universels qu’elle prétend décrire.

Pour illustrer, prenons l’exemple d’un agriculteur observant ses cultures. Il note que certaines plantes prospèrent mieux à l’ombre. 

Aristote l’encouragerait à formuler une hypothèse logique (« les plantes ont besoin de conditions spécifiques ») et à tester cette idée par l’observation, jetant les bases d’une science pratique.

La Scolastique et l’émergence du discours logique.

La logique aristotélicienne atteint son apogée avec la scolastique médiévale, dans le contexte chrétien. 

Aux débuts du christianisme, la foi reposait sur des récits d’événements miraculeux, appelant à une transformation personnelle. 

Mais à mesure que le christianisme se répand dans les régions grecques, où la discussion philosophique est reine, des questions complexes émergent. 

Les premiers prêtres répondent de manière ad hoc, accumulant un corpus de réponses disparates. 

Ce désordre intellectuel donne naissance aux sommes scolastiques, des œuvres comme la Somme théologique de Thomas d’Aquin, qui organisent la doctrine chrétienne en un discours logique et cohérent.

Ces sommes ne se limitent pas à la théologie. 

Elles transposent l’expérience concrète – observations de la nature, comportements humains – en un cadre logique, préfigurant les sciences naturelles modernes. 

Par exemple, un moine scolastique étudiant les étoiles pouvait combiner des observations empiriques (positions des astres) avec des principes théologiques (l’ordre divin du cosmos), créant un discours unifié. 

Ce modèle de cohérence logique reste l’idéal des sciences contemporaines, même si, comme en physique, une théorie unifiée reste hors de portée.

La révolution moderne : la mathématisation de la nature.

À la Renaissance, la science prend un tournant décisif avec le développement des mathématiques. Galilée, Descartes et Newton promeuvent une science mathématique de la nature, cherchant des équations pour expliquer les phénomènes. 

Cette approche privilégie les propriétés mesurables – longueur, poids, vitesse – au détriment des qualités non quantifiables, comme la couleur, reléguée à une perception subjective. Par exemple, un arc-en-ciel, autrefois vu comme un signe divin, devient une question d’angles de réfraction et de longueurs d’onde.

Cette mathématisation, bien que puissante, repose sur une simplification. Comme le notera Edmund Husserl au XXe siècle, elle crée un objet abstrait qui n’est pas la nature elle-même, mais une version filtrée par les outils mathématiques. 

Platon l’avait anticipé : les objets naturels, soumis au changement, ne peuvent être connus avec exactitude, seulement crus. En les réduisant à des entités mathématiques, la science moderne les éloigne de leur réalité sensible.

Ce paradigme triomphe avec les Lumières, qui célèbrent la science comme une rupture avec les savoirs antérieurs. Pourtant, comparer la science moderne aux savoirs traditionnels est trompeur : ils n’ont pas le même objet. 

Si un herboriste médiéval utilisait des plantes pour soigner en s’appuyant sur l’expérience et la symbolique, la science moderne exige des essais cliniques standardisés. Les deux approches visent le bien-être, mais leurs méthodes diffèrent radicalement.

Les limites de la science moderne : une crise de la pensée.

La réduction de la réalité à des entités mathématisables soulève des problèmes philosophiques. 

  • George Berkeley, au XVIIIe siècle, doute de l’existence d’une matière indépendante de la pensée, suggérant que tout repose sur la perception divine. 
  • David Hume va plus loin, questionnant l’existence d’un « soi » stable : pour lui, la pensée n’est qu’une succession d’impressions sans fondement. 
  • Emmanuel Kant tente de résoudre cette crise en posant des formes a priori – comme l’espace et le temps – qui structurent notre perception et garantissent l’unité de la connaissance. 

Par exemple, lorsque nous voyons un arbre, nous le situons instinctivement dans l’espace et le temps, cadres universels qui rendent la science possible.

L’influence de Kant est immense. Les sciences humaines du XIXe siècle, de Marx à Durkheim, cherchent des structures a priori sous les phénomènes. 

  • Marx voit l’histoire comme une séquence prédéterminée (esclavage, féodalisme, capitalisme). 
  • Durkheim définit les « faits sociaux » comme des forces anonymes pesant sur les individus, comme la pression sociale qui pousse un jeune à suivre une carrière plutôt qu’une autre. 

Ces approches, bien que fécondes, risquent de réifier des concepts abstraits, les faisant passer pour des réalités objectives.

La science comme projet de pouvoir.

Au-delà de sa quête de vérité, la science moderne s’est constituée comme un projet de pouvoir, résumée par la maxime de Newton : « La connaissance, c’est le pouvoir. » 

En imposant un discours consensuel, elle marginalise d’autres formes de savoir – intuitions, traditions, expériences personnelles – qui ne s’intègrent pas à son cadre. 

Par exemple, un remède traditionnel utilisé par une communauté rurale peut être efficace, mais sans validation scientifique, il est relégué au rang de superstition.

Ce pouvoir s’exerce aussi à travers l’establishment scientifique, dont l’autorité croît au fil des siècles. Les fraudes scientifiques, les biais dans les publications et les liens avec des idéologies autoritaires montrent les dérives possibles. 

Prenons l’exemple des études médicales financées par des laboratoires pharmaceutiques : des résultats peuvent être orientés pour favoriser un médicament, au détriment de la vérité.

La science moderne privilégie le discours sur la sagesse. Pourtant, dans la vie quotidienne, nous attendons des médecins, ingénieurs ou décideurs qu’ils agissent avec discernement, même sans pouvoir tout justifier rationnellement. 

Un ingénieur construisant un pont intègre des connaissances empiriques et théoriques, souvent irréductibles à une seule équation. 

Un médecin, face à un patient, prend des décisions basées sur une intuition forgée par l’expérience, difficile à formaliser.

Repenser la science : vers une sagesse intégrée.

Pour surmonter ces limites, il ne s’agit pas de rejeter la science, mais de la réintégrer à la conscience individuelle. La responsabilité du savoir incombe à l’individu, non à des institutions abstraites. 

Une science qui produirait des savants, plutôt que des discours d’autorité, serait plus fidèle à sa vocation originelle. 

Par exemple, un enseignant qui inspire ses élèves à questionner le monde avec curiosité et rigueur vaut mieux qu’un manuel standardisé.

La science doit aussi reconnaître la richesse des savoirs non scientifiques. 

Une grand-mère qui connaît les vertus des plantes locales possède un savoir précieux, même s’il n’est pas codifié. 

En valorisant ces connaissances, la science pourrait redevenir un outil d’émancipation, plutôt qu’un instrument de domination.

Conclusions.

De Parménide à Kant, la science a évolué d’une quête des principes universels à une entreprise mathématique et institutionnelle. 

Si elle a transformé notre compréhension du monde, elle a aussi imposé un cadre rigide, marginalisant d’autres formes de savoir et se muant en projet de pouvoir. 

En 2025, alors que les défis exigent des solutions créatives, il est temps de repenser la science. 

En la reconnectant à la sagesse humaine et en valorisant la diversité des savoirs, nous pourrions faire de la science non pas une fin, mais un moyen d’élever l’humanité.

Extrait du chapitre 126 intitulé «L’unité du réel» du livre «Cours de philosophie d’Olavo de Carvalho.»

Aristote dit dans la Métaphysique :
«Toutes ces choses les plus universelles sont, dans leur ensemble, les plus difficiles à connaître pour les hommes, puisqu’elles sont les plus éloignées des sens».

D’autre part, nous savons aussi par Aristote qu’avec la forme sensible vient la forme intelligible, le quid, qui donnera, à son tour, le concept universel.
Voilà un problème qu’Aristote n’a pas résolu et qui peut s’énoncer ainsi :
Tout ce qui existe, existe en tant qu’individualité & non en tant qu’existence collective, par contre, il n’y a de connaissance qu’au niveau de l’universel.
Il n’y a pas tant ici contradiction qu’une tension entre la manière d’être toujours individuelle et la manière de connaître, toujours générale.

La perception de la forme intelligible est faite par l’intelligence mais suit immédiatement les sens.
Cependant, en termes de validité des connaissances, la simple perception ne peut, à elle seule, servir de prémisse à un raisonnement logique.
Il faut la convertir en une forme verbale affirmative qui suit la forme sensible.

Et il n’est pas facile de montrer comment quelque chose d’aussi discontinu que les sens peut conduire à des concepts universels.
Les concepts universels ont une continuité, mais nous ne percevons que des choses discontinues, quelque chose où il y a un contraste.

Le «monde matériel» n’est pas du tout un monde, car si l’on ampute tous les liens invisibles et non sensibles qui l’articulent, il ne reste qu’une série de perceptions instantanées, séparées et incommunicables entre elles.
L’œil cligne et on sait qu’on n’a pas besoin de «refaire» toute l’image, malgré le fait qu’il y a un gouffre sensible entre les deux instants.
De plus, nous percevons le lien de continuité lorsque l’objet transite entre les sens lorsque quelque chose est visible devant nous et se cache ensuite dans la poche avec la main.
Entre la perception visuelle et la perception tactile, il y a une troisième chose qui nous fait savoir que l’objet reste le même et quelque chose d’autre n’est donné par aucune des deux précédentes.
Nous savons que chaque nouvelle perception provient de la même réalité et qu’il y a unité entre nous et l’objet, sinon nous ne pourrions entrer en relation avec lui.

L’unité du réel est présente dans tout ce que nous faisons, mais rien de tout cela ne peut être donné par la somme des données de tous les sens.
Nous ne pouvons joindre les données qu’en termes d’une unité précédente qui est supposée dans tout.
Ils supposent tous l’unité du réel mais leur fondement est problématique, ce qui introduit l’opportunité pour les sceptiques d’intervenir.

David Hume pensait qu’il était impossible de connaître l’unité du réel –ainsi que l’unité de notre personne– ni même de savoir si elle existe ou non. Nous croirions à cette unité seulement par habitude. Mais alors comment un «je» sans unité peut-il acquérir une habitude?

Pour Kant nous ne percevons pas l’unité du réel, ce qui existe est un schéma préexistant dans l’esprit humain (les formes à priori fonctionnant inconsciemment) qui opère sur les données fragmentaires du monde sensible et donne une forme unitaire, ce qu’eux-mêmes ne font pas.
Si tel est le cas, nous ne saurions jamais si cette unité est réelle ou non.
Kant dit que tous les hommes font cela, ce qui confèrerait au procédé une certaine validité mais non une véracité : nous pouvons tous nous tromper ensemble, comme disent les sceptiques.

L’académie a assumé cette hypothèse kantienne et a échangé la véracité contre le consensus et, ainsi, le monde objectif réel a été laissé entre parenthèses.
D’autres ont essayé de se réfugier dans la science disant qu’on ne peut admettre comme connaissance que ce qui est décrit par les sciences, mais ils ajoutent que l’être humain ne peut rien dire d’objectif, tout ce qu’il dit n’exprime que le fonctionnement de son propre cerveau.

C’est-à-dire qu’il est prévu que les hommes qui sont seuls capables de jeux intersubjectifs ont développé une science capable de connaissances objectivement valables, alors que, par l’hypothèse de départ, la science ne pouvait être qu’un autre jeu.

Rorty en a tiré la conclusion logique : si on ne peut rien prouver, on ne peut qu’essayer d’amener les autres à parler comme nous et + encore, il faut vraiment fabriquer le consensus.
La science consiste à émettre l’hypothèse qu’un certain champ de phénomènes obéit à une constante puis partir à la recherche de faits qui prouvent l’hypothèse.
Toute rigueur scientifique n’élimine pas les limites initiales qui dessinent non seulement l’univers observable mais aussi le type de constante à observer.
Kant avait raison lorsqu’il disait qu’en science la méthode invente l’objet, mais, de cette façon, rien de ce qui est étudié en science ne peut être dit réel, ce n’est qu’un simulacre d’objectivité projeté par la méthode, qui finalement est déjà une application technique.
On ne peut confondre l’unité de la réalité concrète, là où nous existons, avec l’unité abstraite d’un «tout» pris comme objet de théorie.

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Partie 2 sur «La science se croit indépendante de la philosophie» dénonce Olavo de Carvalho.

Deuxième partie de notre série du cours de philosophie d’Olavo de Carvalho en collaboration avec François de Perspective Politique et nous discutons ici le présupposé que la science se croit indépendante de la philosophie.

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