Dans un monde saturé de bruit, d’images et de clics, où la quête de sens semble plus pressante que jamais, une question fondamentale se pose :
Qu’est-ce qui donne du poids à nos existences ?
Le philosophe français Louis Lavelle, penseur lumineux mais trop souvent méconnu, propose une réponse d’une simplicité bouleversante : c’est l’expérience de la présence de l’être — cette conscience d’exister au sein d’une réalité plus vaste que soi — qui confère valeur et signification à nos expériences.
Sans cet ancrage, nos joies, nos peines, nos pensées flottent dans un vide existentiel, comme des feuilles emportées par le vent.
Cette intuition remet en question l’un des piliers de la modernité : le «je pense, donc je suis» de René Descartes.
En posant le moi conscient comme fondement de toute connaissance, Descartes a marqué un tournant décisif dans l’histoire de la pensée. Mais son projet repose sur une illusion fragile.
Le moi qu’il célèbre est atomistique, réduit à un instant de pensée. Dès que le temps s’écoule, ce moi s’effrite, révélant sa dépendance à des réalités plus vastes : le temps, l’espace, l’être lui-même.
Où pense-t-on, sinon dans un lieu ? Quand pense-t-on, sinon dans un moment ?
Sans ces amarres, le moi n’est qu’une abstraction, un mirage. En cherchant à faire du sujet humain le centre du monde, Descartes a fragilisé la conscience qu’il voulait exalter.
Pourquoi tant de philosophes ont-ils suivi cette voie ?
Par orgueil, peut-être, ou par une incapacité à embrasser la complexité du réel. Certains, par maladresse, ont préféré des constructions intellectuelles à la vérité brute de l’existence.
D’autres, par peur, ont refusé de reconnaître notre dépendance à une réalité qui nous dépasse. Pour Gottfried Wilhelm Leibniz, l’individu n’est plus un îlot isolé, mais une partie d’un tout cohérent, où chaque élément reflète l’ensemble. L’horizon s’ouvre et la réalité reprend ses droits.
Pourtant, l’héritage subjectiviste de Descartes continue de façonner notre époque, avec des conséquences profondes sur notre manière de penser et de vivre. Le moi, coupé de la présence de l’être, devient une entité autoproclamée, persuadée de sa centralité.
Cette illusion nous enferme dans un égocentrisme qui fausse nos relations avec autrui et avec le monde.
Sortir de l’égocentrisme : l’art de raconter les autres.
Pour briser les chaînes de cet égocentrisme, un exercice simple mais puissant peut nous guider : imaginer la vie de nos proches comme un roman.
Chaque personne devient alors un personnage, avec une histoire propre, un passé qui façonne ses choix et des aspirations qui orientent son avenir.
Leur existence prend la forme d’un drame, où chaque événement s’inscrit dans une trame complexe, porteuse de sens, même si ce sens est parfois illusoire.
Combien d’entre nous perçoivent ainsi les autres ?
Trop souvent, nous les réduisons à des silhouettes schématiques, à des figurants dans le grand récit de notre propre vie. Cette attitude nous enferme dans une vision étriquée, où notre «moi» occupe tout l’espace.
Raconter la vie d’autrui comme nous racontons la nôtre, c’est reconnaître l’unité de leur «moi» à travers le temps. C’est leur accorder le même privilège que nous nous octroyons : celui d’exister pleinement, avec une histoire qui mérite d’être entendue.
Cet exercice, loin d’être anodin, transforme notre regard. Les autres cessent d’être des ombres pour devenir des présences réelles, riches de contradictions, de luttes et d’espoirs. Notre horizon s’élargit, et avec lui, notre compréhension du monde.
Les romanciers, eux, maîtrisent cet art à la perfection.
Une simple nouvelle dans un journal — «untel a tué tel autre» — suffit pour qu’ils tissent un récit complexe, imaginant les origines de l’acte, les motivations des personnages, les conséquences qui en découlent.
Prenons l’exemple d’un fait divers tragique : un homme, poussé par la jalousie, commet un crime. Un romancier ne s’arrêtera pas au geste lui-même. Il remontera le fil des événements, explorera les blessures d’enfance, les désillusions amoureuses, les pressions sociales qui ont conduit à cet instant fatal. Il imaginera aussi ce qui suit : le remords, l’enquête, l’impact sur les proches.
Ce faisant, il ne juge pas ; il cherche à comprendre. Le roman devient un outil cognitif d’une puissance rare, capable de révéler des vérités que la philosophie, parfois engluée dans ses abstractions, peine à saisir.
Au XIXe siècle, alors que nombre de philosophes s’égaraient dans des spéculations stériles, des écrivains comme Honoré de Balzac et Fiodor Dostoïevski capturaient la réalité avec une lucidité inégalée. Dans La Comédie humaine, Balzac dresse un portrait foisonnant de la société française, où chaque personnage, du banquier avide au poète désargenté, incarne une facette de l’âme humaine.
Dostoïevski, dans Crime et Châtiment, explore les tourments d’un homme confronté à sa propre conscience, révélant les tensions entre liberté et responsabilité.
Ces romanciers ne se contentaient pas de raconter des histoires ; ils sondaient la condition humaine avec une profondeur que bien des penseurs leur enviaient.
La narration comme miroir de l’âme.
Un autre exercice, tout aussi fécond, nous invite à jouer avec les formes de la narration.
Essayez, par exemple, de transformer un roman en scénario de film, ou d’adapter un film en récit verbal, comme une pièce de théâtre.
Cet exercice éclaire la nature profonde de la narration : comment une histoire prend vie à travers des mots, des images ou des corps en mouvement.
Un roman, avec ses descriptions détaillées et ses plongées dans la psyché des personnages, offre une intimité que le cinéma, par ses images percutantes, traduit autrement.
Une pièce de théâtre, elle, repose sur la présence physique des acteurs, sur le souffle de leur voix, sur l’énergie du moment.
Chaque médium révèle une facette de la vérité narrative, nous apprenant à voir le monde sous des angles nouveaux.
Prenons un exemple concret : imaginez adapter “Les Liaisons dangereuses” de Pierre Choderlos de Laclos en un film contemporain. Le roman épistolaire, avec ses lettres pleines de ruse et de passion, deviendrait une série d’échanges numériques —e-mails, whatsapp, messages vocaux — dans un monde saturé de technologie.
Les intrigues amoureuses et les trahisons, autrefois ourdies dans les salons parisiens, se joueraient dans les bureaux feutrés et les appartements luxueux d’une métropole moderne.
Cet exercice ne se limite pas à une réécriture ; il nous force à réfléchir à ce qui fait l’essence d’une histoire, à ce qui transcende le temps et le médium.
Accepter le réel : un défi spirituel.
Un dernier exercice, plus exigeant, nous pousse à aller plus loin : accepter tout ce qui nous arrive sans plainte ni lamentation, en réservant la réflexion pour plus tard.
Cette discipline, d’inspiration presque stoïcienne, nous apprend à accueillir la réalité telle qu’elle se présente, sans chercher à la plier à nos désirs.
Elle s’accompagne d’une variante audacieuse : imaginer que tout événement est notre responsabilité, comme un «karma» personnel.
Cette idée, bien qu’irréaliste, est profondément constructive. Elle nous oblige à nous interroger : et si chaque épreuve, chaque rencontre, chaque échec était le fruit de nos choix, même inconscients ?
Cette perspective, bien que fausse, nous pousse à assumer notre vie avec courage.
À l’inverse, un autre exercice consiste à se voir comme une victime, où tout ce qui nous arrive est causé par autrui ou par des forces extérieures.
Cette vision, tout aussi erronée, reflète une tentation courante : rejeter la faute sur le monde, se décharger de toute responsabilité.
Ces deux postures — se croire au centre de tout ou se poser en victime — sont des illusions. Mais leur confrontation crée une tension féconde, un espace où la vérité peut émerger.
C’est dans ce dialogue intérieur, dans cette oscillation entre deux extrêmes, que nous commençons à entrevoir la réalité.
Une philosophie pour notre temps.
La quête du moi, si elle est mal orientée, nous enferme dans l’illusion d’un subjectivisme stérile. Mais en nous ouvrant à la présence de l’être, comme nous y invite Louis Lavelle, nous pouvons redonner sens à nos vies. Nous ne sommes pas des îlots isolés, mais des parties d’un tout harmonieux.
Et chaque vie, même la plus banale, est un drame digne d’être raconté.
Les exercices narratifs — imaginer la vie des autres, jouer avec les formes de la narration, accepter le réel — nous offrent des outils pour sortir de l’égocentrisme et embrasser la réalité dans toute sa richesse.
Dans un monde désenchanté, où les repères traditionnels s’effacent, ces leçons sont plus précieuses que jamais.
Elles nous invitent à poser un regard nouveau sur nous-mêmes et sur autrui, à reconnaître la profondeur de chaque existence, à trouver, dans la tension entre illusion et vérité, une voie vers la sagesse.
Ces mots jetés ici sont comme de jolis phares pour naviguer dans la nuit de notre époque.

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