«Le temps est hors de ses gonds», écrivait Shakespeare dans Hamlet. Qu’aurait-il dit aujourd’hui, face à une modernité qui a réduit le temps à une succession de clics, de notifications et d’urgences artificielles ?
L’accélération technologique, vantée comme un triomphe de l’esprit humain, semble nous avoir précipité dans une course où respirer – au sens vital du terme – est devenu une anomalie.
Nos vies s’effilochent dans un présent écrasé par l’instant suivant, et nous voilà, pantelants, à courir après un horizon qui s’éloigne sans cesse. Mais à quel prix ?
La compression du temps : une existence désynchronisée.
Le sociologue Hartmut Rosa, dans son ouvrage “Accélération”, décrit ce phénomène comme une «désynchronisation» fondamentale :
«L’homme moderne vit dans un monde où le rythme des innovations techniques dépasse de loin sa capacité à s’y adapter.»
Nos horloges biologiques et nos pensées ne suivent plus.
Le temps paraît être devenu une cascade qui nous emporte.
Les smartphones paraissent greffés à nos mains et nous enchaînent à un flux ininterrompu d’informations.
Une étude a révélé que les Français consultent leur téléphone en moyenne 221 fois par jour (étude réalisée en 2014 par l’agence de marketing numérique Tecmark).
L’horloge mécanique a transformé le labeur humain en une marchandise mesurable.
Aujourd’hui, le chronomètre s’est digitalisé, mais la logique reste la même : chaque seconde doit produire, performer, rentabiliser et les clés s’épuisent sous des cadences infernales.
Et une étude du cabinet Empreinte Humaine réalisé en 2022, indique que 34 % des salariés interrogés se disent en situation de burn-out, dont 13 % en burn-out sévère.
Une aliénation philosophique : l’homme sans repos.
Hannah Arendt, dans “La Condition de l’homme moderne«, mettait en garde contre un monde où l’action humaine se réduit à une agitation stérile : «À force de faire, nous oublions d’être.»
Cette intuition résonne cruellement aujourd’hui. Les réseaux sociaux et vidéos courtes avec leurs scrolls infinis, incarnent cette frénésie compulsive sans répit.
Le philosophe Byung-Chul Han, dans “La Société de la fatigue”, va plus loin : «La modernité tardive produit des individus performants mais épuisés, incapables de contempler, car la contemplation exige un temps que nous n’avons plus.»
Nous ne vivons plus dans le temps ; nous sommes vécus par lui.
Cette aliénation n’est pas un accident. Elle sert une technocratie qui érige l’efficacité en idole.
Nietzsche, déjà, dans “Ainsi parlait Zarathoustra”, fustigeait cette obsession du rendement : «Ils appellent progrès leur hâte, mais c’est une fuite.»
Que fuient-ils ?
Peut-être l’angoisse de l’existence, ce vide que seule la lenteur permet d’affronter.
Car ralentir, c’est risquer de se voir, de se sentir, de se poser la question interdite : «Pourquoi tout cela ?»
En 2022, Amazon a été épinglé pour ses entrepôts où les employés, chronométrés à la seconde, urinent dans des bouteilles faute de pauses suffisantes.
Cette anecdote glaçante illustre une société où la lenteur est une hérésie, où s’arrêter est un crime contre la productivité.
Ralentir : une révolte contre la tyrannie invisible.
La contemplation, ou des exercices de respiration et de détente enseignent que «le temps n’est rien d’autre que l’attention que nous lui portons».
S’asseoir, fermer les yeux, respirer : un acte si simple, et pourtant si subversif dans un monde qui nous somme de courir.
Hartmut Rosa propose une piste similaire avec sa notion de «résonance» : renouer avec le monde, non pas en le dominant, mais en l’écoutant, en le laissant vibrer en nous.
Ralentir, ce n’est pas renoncer au progrès ; c’est le redéfinir.
C’est refuser que notre humanité soit sacrifiée sur l’autel des algorithmes.
Imaginez une grève du temps : une journée où nous éteignons nos écrans, où nous marchons sans but, où nous lisons un livre – un vrai, en papier – sans que la culpabilité ne vienne nous talonner.
En 2019, le mouvement «Slow Life» a vu des milliers de personnes, en Europe et aux États-Unis, s’engager à déconnecter une heure par jour.
Les témoignages abondent : «J’ai redécouvert le goût du silence», «J’ai enfin entendu mes propres pensées.»
Une invitation à exister.
Et si nous osions cette révolte douce ?
Et si nous disions non à cette tyrannie invisible qui nous vole notre souffle ?
Dans les “Lettres à Lucilius (Lettre 66)”, Sénèque évoque la grandeur de l’âme dans la contemplation et le recul face aux passions. Il écrit : «La grandeur de l’âme ne s’élève pas dans l’agitation, mais dans la tranquillité».
Alors arrêtons-nous. Pas pour fuir le monde, mais pour le retrouver.
Posons le téléphone, levons les yeux, laissons le vent caresser nos visages.
Le temps ne nous appartient plus ; reprenons-le.
Car une vie sans respiration n’est qu’une ombre d’existence.
Ralentissons, non par nostalgie, mais par fidélité à ce qui nous rend vivants : la liberté de dire, simplement, «Je suis là.»

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