Les limites de la perspective logico-mathématique et l’oubli de la perception : une réflexion sur la science moderne.

Introduction.

La science moderne, avec ses prouesses technologiques et ses formules rigoureuses, a transformé notre monde. Mais à quel prix ? 

En se concentrant sur une approche logico-mathématique, elle a progressivement relégué la richesse de la perception humaine et la profondeur de la connaissance intuitive au second plan. 

Dans cet article, Antoine Bachelin Sena explore les limites de cette perspective, en s’appuyant sur une réflexion philosophique et des exemples concrets. 

L’objectif étant de  montrer comment la science, en s’éloignant de l’ontologie et de la perception, risque de nous priver d’une compréhension globale de la réalité.

La logique, une simplification qui éloigne de la réalité.

La perspective logico-mathématique, pilier de la science contemporaine, repose sur une abstraction puissante mais réductrice. 

Prenons l’exemple du concept d’«homme». Quand nous pensons à «un homme», nous pouvons envisager un individu précis – Pierre, avec son rire communicatif et ses lunettes épaisses –, le groupe des hommes en général, ou encore la nature humaine dans son essence. 

Pourtant, dès que nous raisonnons logiquement, ce concept devient une entité abstraite, détachée de la réalité concrète. 

La logique ignore le jugement d’existence implicite dans notre perception – «Pierre existe, il est là, devant moi» – pour se concentrer sur des raisonnements hypothétiques, souvent mécaniques.

Cette abstraction a un coût. Chaque discipline scientifique (logique, psychologie, sociologie, etc.) isole un aspect de la réalité pour l’étudier, mais en faisant cela, elle s’éloigne de l’objet dans sa globalité. 

Par exemple, un neuroscientifique peut analyser les signaux électriques du cerveau d’un patient, mais cette analyse ne dit rien de ce que le patient ressent en regardant un coucher de soleil. 

La science moderne, en mathématisant les phénomènes, produit des connaissances précises mais partielles, souvent déconnectées de la réalité ontologique – c’est-à-dire de la compréhension des «sphères» de l’existence, comme le monde humain, la nature ou leurs interrelations.

Un exemple frappant est la mécanique quantique. Les physiciens manipulent des équations d’une précision redoutable, mais beaucoup avouent ne plus savoir ce qu’est l’objet qu’ils étudient. 

Les particules subatomiques, décrites par des probabilités, semblent flotter dans un vide conceptuel, sans lien clair avec la réalité tangible. 

Cette connaissance, bien que rigoureuse, manque de dimension ontologique : elle ne nous dit rien sur la place de ces phénomènes dans l’ensemble de la réalité.

La perception, une richesse oubliée.

Contrairement à la science, la perception quotidienne capte la réalité dans sa complexité. Imaginez-vous au marché, face à un étal d’oranges. 

En un instant, vous percevez l’orange comme un objet spatial, avec sa couleur vive et sa texture rugueuse. Vous savez qu’elle est comestible, qu’elle a été cultivée, transportée, peut-être cueillie par un agriculteur sous un soleil brûlant. 

Vous appréciez sa beauté, son odeur, et peut-être même vous demandez si elle est bio. Cette perception, immédiate et riche, intègre des dimensions que la science ne peut reproduire seule. 

Pourtant, c’est sur cette «ontologie naturelle» de l’homme ordinaire que s’appuient toutes les sciences.

Dans les cosmologies antiques, cette capacité perceptive était cultivée. 

L’univers était vu comme un réseau de symboles interconnectés, où chaque élément – une étoile, un arbre, une personne – révélait des couches de réalité. 

Aristote parlait de la «forme» d’un objet, une idée qui dépasse l’apparence physique pour inclure les tensions et intentions sous-jacentes. 

Par exemple, en observant une personne, nous ne voyons pas seulement un corps, mais une histoire, des émotions, des intentions, peut-être même une âme. 

Cette perception des «cercles de latence» – ces dimensions cachées mais présentes – était au cœur de la connaissance antique, qui visait à intensifier la conscience de l’acte de connaître.

La science moderne : un savoir horizontal au service du pouvoir.

Avec l’avènement de la science moderne, portée par des figures comme Francis Bacon, cette richesse a été abandonnée. 

La connaissance s’est réduite à la comparaison mathématique des phénomènes, dans une quête de contrôle des processus naturels. 

Ce paradigme «horizontal» ignore les dimensions verticales de la réalité – celles de la profondeur, de l’élévation, du sens. 

L’objectif n’est plus de comprendre l’univers, mais de le dominer. 

Comme l’écrivait Alfred North Whitehead, l’acte de savoir ne peut être réduit à des processus physiques, comme les signaux cérébraux, sans perdre sa spécificité. 

Pourtant, la science moderne tend à ramener le savoir à l’être, éliminant la distinction entre connaître et exister.

Cette focalisation sur le contrôle a des conséquences sociales. 

La science, en produisant des technologies, confère un pouvoir immense à une minorité – ceux qui maîtrisent les connaissances et les ressources. 

Ce n’est pas un accident, mais une conséquence logique de la définition même de la science moderne. 

Par exemple, les algorithmes d’intelligence artificielle, issus de découvertes scientifiques, permettent à quelques entreprises de prédire et d’influencer les comportements de millions de personnes. 

Ce pouvoir, souvent exercé sans sagesse ni responsabilité, creuse des inégalités et menace les libertés.

La sagesse du profane et la limite du critère de vérifiabilité.

Le prestige de la science repose sur son critère de vérifiabilité : une connaissance n’est valide que si elle est reproductible et partageable. 

Mais ce critère exclut des formes de savoir tout aussi précieuses. 

Le sage, admiré pour sa compréhension profonde, sait des choses que les autres ignorent. 

De même, l’historien, face à un événement complexe comme la Révolution française, ne peut réduire ses causes à une formule. 

Il doit saisir une «constellation» de facteurs – économiques, culturels, humains – et se fier à une intuition qui s’exprime parfois mieux dans un poème ou une pièce de théâtre que dans une équation.

Même dans la vie quotidienne, le profane peut surpasser le spécialiste. 

Un agriculteur, par son expérience du climat et du sol, peut prévoir une récolte là où un modèle météorologique échoue. Sa perception, enrichie par des années d’observation, intègre des nuances que la science ne capte pas. 

La connaissance scientifique peut corriger ou compléter la perception, mais elle ne la remplace pas. Au contraire, une perception affûtée peut incorporer les apports de la science, tout en restant ancrée dans la réalité.

Vers une philosophie de la perception.

Pour retrouver un sens de l’orientation dans un monde dominé par la science, il est urgent de redonner sa place à la théorie de la connaissance. 

Celle-ci devrait commencer par étudier les caractères généraux de la perception, présents dans chaque acte perceptif, avant de les analyser sous l’angle des sciences particulières. 

La philosophie, en enrichissant notre perception de l’univers, peut nous aider à saisir la place de chaque chose dans l’ordre de l’être – une ambition qui était celle des cosmologies antiques.

Conclusions.

La science moderne, malgré ses mérites, nous a enfermés dans une vision réductrice de la réalité. 

En privilégiant la logique et le contrôle, elle a négligé la perception, qui reste notre porte d’entrée vers une compréhension globale du monde. 

Pour les lecteurs, l’enjeu est clair : il ne s’agit pas du tout de rejeter la science, bien au contraire, mais de la réintégrer dans une vision plus large qui valorise la science, et où la sagesse, l’intuition et la perception retrouvent leur place. 

Car, comme le montre l’exemple de l’orange au marché, c’est dans le regard de l’homme ordinaire que réside la clé d’une connaissance véritablement humaine.

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