La dissonance cognitive, ce malaise intellectuel né du décalage entre la construction théorique et l’expérience vécue, constitue un fil conducteur pour comprendre l’évolution de la pensée occidentale.
Ce phénomène n’est pas du tout anodin car il révèle une fracture progressive entre l’homme et le cosmos, entre le penseur et la réalité dont il est partie intégrante.
Nous explorerons ci-dessous les origines et les implications de cette dissonance, en retraçant son émergence dans l’histoire de la philosophie et ses conséquences sur la manière dont l’humanité conçoit le réel.
À travers une analyse des grandes étapes de cette rupture – de l’Antiquité à la Modernité – nous chercherons à comprendre comment le philosophe, d’observateur humble du cosmos, s’est mué en un prétendu «fiscal de la science universelle», et ce que cela implique pour notre rapport à la vérité.
I. La dissonance cognitive : une définition.
La dissonance cognitive, dans le contexte philosophique que nous abordons ici, peut être définie comme l’écart entre le cadre théorique élaboré par un individu et la réalité vécue dans laquelle il est immergé.
Cet écart ne résulte pas d’une simple erreur ou d’une malhonnêteté intellectuelle, mais d’une distorsion structurelle dans la manière dont la pensée s’articule avec le réel. Autrement dit, la dissonance cognitive survient lorsque le penseur croit pouvoir se placer en dehors de la réalité pour l’observer de manière objective, comme un spectateur détaché, alors qu’il demeure inéluctablement inséré dans le cosmos qu’il prétend juger.
Dans l’Antiquité et au Moyen Âge, les philosophes, d’Aristote à Saint Thomas d’Aquin, entretenaient une relation d’humilité vis-à-vis du réel.
Ils se savaient partie prenante d’un ordre cosmique plus vaste, un tout dont ils ne pouvaient s’extraire.
Leur réflexion s’inscrivait dans une tradition de savoirs cumulatifs, où chaque penseur contribue modestement à une chaîne de connaissances, conscient de ses limites. Aristote, par exemple, affirmait que tout savoir dérive d’un savoir antérieur, formant une continuité où l’individu n’est qu’un maillon.
Cette posture, empreinte de docilité face à la complexité du réel, contrastait avec l’attitude qui allait émerger à l’aube de la modernité.
II. Les premiers signes de la rupture : Guillaume d’Ockham et l’empirisme.
L’un des premiers indices de cette rupture apparaît avec Guillaume d’Ockham, au XIVe siècle.
Ockham postule que la réalité accessible à notre expérience – ce que nous pouvons observer et vérifier – constitue la mesure de ce qui est vrai.
Cette idée, séduisante par sa simplicité, repose pourtant sur une illusion : l’empirisme, bien qu’il prétende s’en tenir aux faits, ne peut appréhender qu’une fraction infime de la réalité.
Le réel, dans sa profondeur et sa complexité, excède largement les limites de l’observation humaine.
En proclamant l’universalité de l’empirisme, Ockham introduit un scotome qui désigne une tache aveugle dans le champ visuel ou, métaphoriquement, une lacune dans la perception ou la compréhension.
C’est une tâche dans le champ visuel qui l’empêche de reconnaître les biais inhérents à sa méthode.
En ignorant la richesse du cosmos, dont l’homme n’est qu’une partie, il ouvre la voie à une approche réductrice, où la vérité se limite à ce qui peut être mesuré ou testé.
Cette attitude, bien que non dépourvue de rigueur, marque le début d’une distorsion : le penseur commence à se percevoir comme un observateur extérieur, capable de juger la réalité dans son ensemble, oubliant qu’il est lui-même immergé dans cette réalité.
III. Descartes et l’illusion du doute universel.
La dissonance cognitive s’intensifie avec l’avènement de la modernité, et particulièrement avec René Descartes au XVIIe siècle.
Dans ses “Méditations sur la philosophie première”, Descartes propose une méthode radicale : douter de tout, suspendre toute certitude pour reconstruire le savoir sur des bases prétendument inébranlables.
Ce «doute méthodique» vise à placer le philosophe en dehors du réel, comme s’il pouvait observer l’univers depuis une position divine, détachée de toute contingence.
En réalité, cette entreprise est vouée à l’échec.
Descartes, tout en proclamant douter de tout, se repose sur des certitudes implicites qu’il ne remet jamais en question.
Sa méthode, loin d’être neutre, est imprégnée de présupposés culturels, historiques et personnels.
Ce décalage entre ce que Descartes prétend faire – une remise en question universelle – et ce qu’il fait réellement – une reconstruction du savoir à partir de prémisses non examinées – illustre parfaitement la dissonance cognitive.
Le philosophe croit s’extraire du réel, mais il reste prisonnier de ses propres cadres mentaux, incapable de les reconnaître comme tels.
Cette posture, qui devient caractéristique de la modernité, accentue la fracture entre le penseur et le cosmos.
Là où les anciens philosophes acceptaient la primauté du réel sur leurs théories, les modernes s’arrogent le droit de soumettre la réalité à leurs propres critères de vérité. Cette attitude, bien que motivée par une quête sincère de certitude, engendre une forme d’arrogance intellectuelle qui prétend réduire l’infinitude du réel à des modèles théoriques simplifiés.
IV. Les conséquences de la dissonance : une guerre contre le réel.
La dissonance cognitive, en s’enracinant dans la pensée occidentale, engendre une véritable guerre contre la complexité du réel.
Les théories modernes, qu’il s’agisse des grands systèmes philosophiques ou des modèles scientifiques réductionnistes, tendent à isoler une partie de la réalité pour en faire un tout explicatif.
Cette approche, bien que productive dans certains domaines, mène à des dérives intellectuelles lorsque le penseur croit que son modèle englobant représente la vérité ultime.
Un exemple frappant est celui des théories qui prétendent saisir le «sens global» de l’histoire humaine.
Que ce soit à travers des visions hégéliennes, marxistes ou évolutionnistes, ces théories affirment que l’histoire suit une trajectoire linéaire, orientée vers un but ultime.
Pourtant, comme le souligne l’expérience empirique elle-même, nous sommes immergés dans le flux du temps, sans accès à son commencement ni à sa fin.
Prétendre déterminer le «sens final» de l’histoire revient à créer un monde à l’image de nos propres présupposés, un délire intellectuel qui ignore la complexité du réel.
Cette attitude reflète une perte de l’humilité qui caractérisait les penseurs anciens. Aristote, par exemple, reconnaissait que le réel avait une autorité sur la pensée : le philosophe doit se soumettre à la réalité, et non l’inverse.
Saint Thomas d’Aquin, de même, abordait le cosmos avec une docilité intellectuelle, conscient que la vérité dépasse les capacités de l’esprit humain.
À l’inverse, la modernité, en s’appuyant sur l’empirisme ou la rationalité autoproclamée, a souvent succombé à la tentation de réduire le réel à des schémas simplificateurs, au détriment de sa richesse infinie.
V. Une arrogance intellectuelle et ses limites.
Cette dissonance cognitive, loin d’être un simple accident historique, révèle une forme d’arrogance intellectuelle qui se manifeste dans l’idée que certaines vérités sont indignes d’être considérées parce qu’elles ne répondent pas aux critères modernes de scientificité ou de rationalité.
Cette attitude, incarnée par exemple dans le positivisme du XIXe siècle, rejette toute forme de savoir qui ne peut être validée par l’expérience empirique ou la logique formelle.
Pourtant, comme le soulignait déjà Aristote, le savoir humain repose sur une tradition, un héritage de connaissances qui ne peut être entièrement soumis à l’épreuve empirique.
L’empirisme, bien qu’il se présente comme une méthode rigoureuse, est en réalité limité par les contraintes de l’expérience humaine.
Nous ne pouvons observer qu’une infime partie du réel, et le reste repose sur des traditions, des consensus ou, pire encore, des modes intellectuelles passagères.
En ignorant cette réalité, le penseur moderne s’enferme dans une illusion de maîtrise, croyant pouvoir juger l’univers depuis une position extérieure.
Comme le disait Saint Paul, «c’est en Lui que nous vivons, nous nous mouvons et nous sommes» : nous sommes immergés dans le cosmos, et toute tentative de s’en extraire pour le juger est vouée à l’échec.
VI. Vers une réconciliation avec le réel.
Face à cette dissonance cognitive, la question se pose : comment renouer avec une pensée qui respecte la complexité du réel ?
La réponse réside peut-être dans un retour à l’humilité des anciens.
Cela ne signifie pas un rejet des acquis de la modernité, mais une reconnaissance des limites de nos outils intellectuels.
La philosophie, pour redevenir féconde, doit accepter que le réel est plus vaste que nos théories, et que la vérité ne se réduit pas à ce que nous pouvons mesurer ou démontrer.
Une telle démarche implique de réhabiliter la notion de tradition comme une chaîne vivante de savoirs qui relie le passé au présent.
Cela exige également une vigilance constante face aux biais qui nous poussent à simplifier le réel, que ce soit par l’empirisme, le rationalisme ou toute autre idéologie. Enfin, cette démarche invite à une forme de docilité intellectuelle, une disposition à apprendre du cosmos plutôt qu’à le soumettre à nos cadres préétablis.
Conclusion.
La dissonance cognitive, telle qu’elle s’est manifestée dans l’histoire de la pensée occidentale, est le symptôme d’une rupture profonde entre l’homme et le réel.
De Guillaume d’Ockham à Descartes, en passant par les grandes théories modernes, le philosophe a progressivement perdu de vue sa condition de créature immergée dans le cosmos.
Cette illusion d’extériorité, bien qu’elle ait permis des avancées indéniables, a également engendré une forme d’arrogance intellectuelle, où le penseur prétend réduire l’infinitude du réel à ses propres catégories.
Pour surmonter cette dissonance, il nous faut retrouver l’humilité des anciens, non pas pour rejeter la modernité, mais pour enrichir notre rapport à la vérité.
En reconnaissant que nous sommes partie prenante d’un cosmos qui nous dépasse, nous pouvons espérer renouer avec une pensée plus fidèle à la réalité, une pensée qui accepte ses limites tout en s’ouvrant à l’infinie complexité du réel.