Duper l’Humanité avec une histoire de nains et d’arrogance.

«Les hommes éveillés partagent un même monde. Mais endormi, chaque homme s’égare dans le sien.» Héraclite définissait ainsi avec précision chirurgicale la règle suprême de la méthode philosophique.

Abraham Lincoln en offrit une paraphrase impitoyable : “on peut duper bien des gens pour un temps, ou quelques-uns pour longtemps, mais jamais tous, éternellement”.

Réaliser que nous arpentons le même sol que les sages de Chine et d’Égypte, les prophètes d’Israël, les mystiques hindous, les prêtres africains et amérindiens, les philosophes grecs et médiévaux européens – devrait éveiller l’intellectuel d’aujourd’hui : si ses thèses ploient sous le poids de l’unanimité séculaire, elles ne pèsent guère plus que de vaines fumées.

Durant des siècles, les philosophes ont vénéré cette unanimité, fussent-ils limités à une vue partielle. Aujourd’hui, les textes fondateurs de toutes les traditions sont acessibles comme jamais auparavant sur le web. L’anthologie monumentale compilée par Whitall N. Perry dans “A Treasury of Traditional Wisdom” s’impose comme un arsenal incontournable.

Il reste stupéfiant, pourtant, que tant de penseurs des deux derniers siècles, dans une ingénuité frisant la démence, aient affirmé que l’humanité s’était globalement trompée sur son essence jusqu’à leur venue – eux seuls déchirant le voile de la réalité authentique.

Des millénaires durant, les générations ont dormi dans des songes collectifs, jusqu’à l’irruption salvatrice de Marx, Freud, Nietzsche ou Heidegger, venus les secouer pour leur révéler – enfin ! – leur vraie place.

Des générations ont recherché profondément Dieu ou la sagesse et Marx les ramène à une idéologie de classe, inconsciemment brandie.

Des générations ont recherché la perfection morale et Freud y voit le masque d’un désir charnel étouffé.

Des générations ont invoqué des idéaux sublimes et Nietzsche y décèle une pulsion vorace de domination.

Des générations se sont centrées sur la présence de l’être et Heidegger les accuse d’avoir tout recouvert de voiles.

Puis surgit le déconstructionniste pour parachever l’humiliation : ces générations n’étaient rien de plus que de simples signes errants dans un récit illusoire.

Même lorsqu’on démasque – les fraudes, les biais, les distorsions, les supercheries, les oeillères, les raccourcis et les dissonances effarantes – les censeurs modernes continuent d’éclipser tout l’héritage ancestral et Socrate ou Lao-Tseu y perdent leur voix propre et sont relégués au rôle de marionnettes.

Conséquence : chaque «nouvelle vérité» n’enrichit pas le fonds du savoir ; elle l’ampute, le voile aux yeux des héritiers.

L’expérience humaine chez eux s’atrophie dans un simulacre rétréci, effaçant des continents entiers de l’héritage universel.

Pour décrocher un billet dans le cénacle intellectuel chic, il faut découper son âme et suivre les contours de ces consciences mutilées, bannissant tout ce qui excède leur champ myope.

L’«autorité de l’ignorance», comme l’appelle Eric Voegelin, règne en maître sur les débats.

Fini le temps où nous étions des nains juchés sur les épaules de géants : nous forçons les colosses à s’incliner afin que les nabots dictent la mesure de l’humain.

Platon et Aristote le savaient : manipuler des notions générales exige d’en décortiquer les strates sémantiques.

Vingt siècles plus tard, les zélites gobent des slogans grossiers, des totems et des formules – «matérialisme dialectique», «libido», «volonté de puissance» – comme autant de vérités objectives, sans daigner les soumettre à la moindre analyse.

Il n’est pas possible de raisonner ces adeptes des fétiches et des incantations.

Persuadés d’occuper le zénith du savoir, les zintellectuels modernes se vautrent en fait dans l’auto-tromperie juvénile.