Le libéralisme, dans sa forme contemporaine, est à la croisée des chemins.
Alors que l’Occident célèbre encore les triomphes de la Guerre froide, où la diplomatie et la défense des valeurs de liberté ont prévalu contre l’idéologie communiste, une nouvelle menace émerge : celle d’un libéralisme devenu lui-même révolutionnaire, porteur d’un programme culturel et économique qui ébranle les fondations de nos sociétés.
Dans son ouvrage Regime Change : Vers un futur post-libéral, Patrick Deneen, professeur de sciences politiques à l’Université Notre-Dame, propose une réflexion audacieuse sur cette crise et appelle à un retour à un ordre politique et social plus équilibré, inspiré par les traditions classiques et par une sensibilité conservatrice ancrée dans le bien commun.
Une crise du libéralisme moderne
Le libéralisme a promis la liberté individuelle et le progrès constant comme moteurs d’une société meilleure.
Cependant, Deneen argue que cette vision a engendré une instabilité chronique, rompant avec l’idéal classique d’une constitution mixte, tel que défendu par Aristote. Selon ce dernier, un régime politique équilibré repose sur une harmonie entre les « nombreux » (le peuple) et les « peu nombreux » (les élites), où les vertus de chacun contrebalancent les vices de l’autre.
Le libéralisme moderne, en revanche, privilégie une dynamique de transformation incessante, où le changement rapide devient une fin en soi, souvent au détriment des communautés et des traditions qui assurent la stabilité sociale.
Cette obsession du progrès a conduit à une double révolution : économique et culturelle. Sur le plan économique, le néolibéralisme, adopté tant par la droite que par la gauche, a promu une mondialisation effrénée, l’externalisation des industries, la financiarisation de l’économie et l’élimination des frontières, au profit d’une élite globalisée.
Les classes populaires, en particulier dans les régions industrielles comme le Rust Belt américain ou les anciennes zones minières françaises, ont été les premières victimes de cette dislocation.
Sur le plan culturel, le libéralisme a cherché à démanteler les normes traditionnelles, des lois sur la décence aux institutions familiales, au nom d’une liberté individuelle sans entraves.
Le résultat, comme le souligne Deneen, est une société atomisée, où la solitude et l’anomie prospèrent, et où les institutions qui autrefois structuraient la vie communautaire – famille, église, associations locales – s’effritent.
La résurgence du populisme : un cri pour l’ordre.
Face à ce désordre, une réaction populaire émerge, souvent mal comprise par les élites. Le populisme, qu’il s’exprime à travers le Brexit, l’élection de Donald Trump ou la montée de figures comme Giorgia Meloni en Italie, n’est pas une aberration historique, mais une réponse naturelle à l’instabilité engendrée par le libéralisme.
Deneen y voit une demande inarticulée, mais puissante, pour un retour à l’ordre, à la stabilité et à l’équilibre. Ce mouvement n’est pas intrinsèquement « de droite », comme le montrent les politiques de réindustrialisation ou de soutien aux travailleurs défendues par certains populistes, qui rappellent davantage les combats traditionnels de la gauche.
Pour comprendre cette dynamique, il faut revenir à Aristote, qui identifiait dans toute société une tension entre les « nombreux » et les « peu nombreux ».
- Les premiers, proches de la terre, incarnent des vertus de simplicité, de travail manuel et de mémoire collective, mais peuvent être vulnérables à la manipulation par des démagogues.
- Les seconds, dotés de loisirs, d’éducation et de raffinement, tendent à dominer par leur contrôle des institutions, mais risquent de sombrer dans l’élitisme cognitif et le mépris des masses.
Une constitution mixte, selon Aristote, cherche à canaliser ces forces opposées pour créer un ordre politique vertueux, où les excès des uns sont tempérés par les qualités des autres.
Vers une constitution mixte moderne
Deneen ne propose pas un retour nostalgique à une époque révolue, mais une réimagination de cette constitution mixte pour le XXIe siècle.
Il s’agit de restaurer un équilibre entre les élites et le peuple, en recentrant la politique sur le bien commun. Cela implique de repenser les institutions pour qu’elles servent non pas les intérêts d’une élite globalisée, mais ceux des communautés locales.
Parmi les idées audacieuses avancées par Deneen, citons la décentralisation des institutions gouvernementales, en les éloignant des capitales cosmopolites pour les rapprocher des régions négligées, comme le propose son idée de déplacer les départements fédéraux américains vers le Rust Belt.
Sur le plan culturel, il appelle à réhabiliter les normes qui soutiennent la formation de familles solides et des communautés enracinées.
Cela ne signifie pas un retour à un patriarcat rigide ou à l’exclusion des marges, mais une reconnaissance que la liberté individuelle, lorsqu’elle est poussée à l’extrême, peut dissoudre les liens qui donnent un sens à la vie.
Comme l’a observé Alexis de Tocqueville dans les années 1830, l’Amérique a su combiner la liberté et la religion, permettant aux citoyens de s’autolimiter par des normes morales et communautaires, évitant ainsi la tyrannie ou le chaos.
Défis et perspectives.
Un des défis majeurs d’un tel projet est d’éviter que le « changement de régime » ne remplace simplement une élite autoproclamée par une autre, tout aussi intéressée. Deneen insiste sur la nécessité de former une nouvelle élite, orientée vers le bien commun et non vers ses propres privilèges.
Cela passe par une éducation qui valorise non seulement les savoirs académiques, mais aussi les compétences pratiques, comme apprendre un métier, pour ancrer les élites dans la réalité du travail et des limites humaines.
En France, ces idées résonnent avec les débats sur la fracture territoriale et sociale, où des régions comme les Hauts-de-France ou la Lorraine se sentent abandonnées par une élite parisienne.
La crise des Gilets jaunes, par exemple, peut être lue comme une demande d’ordre et de reconnaissance, similaire à celle décrite par Deneen.
Une constitution mixte à la française pourrait impliquer une décentralisation accrue, un soutien aux petites entreprises locales et une réaffirmation des valeurs communautaires, sans pour autant rejeter les acquis de la modernité, comme l’égalité des sexes ou les droits des minorités.
Conclusion
Le futur du libéralisme, tel que l’envisage Patrick Deneen, n’est pas un rejet total de ses idéaux, mais une réorientation vers un équilibre qui donne la priorité au bien commun.
En s’inspirant des traditions classiques et de l’observation tocquevillienne de l’Amérique, nous pouvons imaginer un post-libéralisme qui restaure la stabilité sans sacrifier la liberté.
Ce projet, ambitieux mais nécessaire, exige un dialogue entre les élites et le peuple, entre la tradition et la modernité, pour bâtir une société où chacun trouve sa place dans un ordre harmonieux.