Les penseurs traditionnels ne sont pas contre la modernité.

La tradition et la modernité sont souvent présentées comme des notions antagonistes.

Pourtant, leur opposition ne doit pas être réduite à une simple rivalité.
Ce sont des concepts vastes, englobant des réalités qui s’étendent sur des siècles et touchent des phénomènes d’ampleur presque planétaire.


La tradition puise ses racines dans un passé immémorial, tandis que la modernité marque une rupture plus récente mais tout aussi significative.

Explorer leurs détails exhaustifs serait une tâche écrasante ; je propose donc de me concentrer sur leur essence : l’élan fondamental qui anime la tradition et l’idée centrale qui porte la modernité.

Derrière la diversité de leurs manifestations, chacune semble animée par une aspiration unique, un esprit qui les définit et les éclaire.


Qu’est-ce que la modernité ? Une rupture philosophique.
La modernité au sens commun : le progrès technique.
Dans le langage courant, être « moderne » évoque spontanément une notion positive liée au progrès, surtout technique.

Une voiture moderne consomme moins, va plus vite ; un réfrigérateur moderne conserve mieux les aliments.

Cette perception associe la modernité à une amélioration pratique, à une efficacité accrue.
En ce sens, on pourrait dire que chaque époque a eu ses « modernes » : des individus cherchant à surpasser leurs prédécesseurs en ingéniosité ou en confort.
Mais cette définition reste superficielle et ne saisit pas l’essence du concept.


Une nouvelle ère pour l’humanité.
La modernité, dans son acception philosophique, va bien au-delà.

Elle émerge à la fin du XVIe siècle, s’affirme pleinement au XVIIIe avec les Lumières, et marque une rupture radicale avec le passé.

À cette époque, des penseurs commencent à concevoir leur temps non pas comme une simple suite d’avancées techniques, mais comme l’entrée dans une ère nouvelle.


Être moderne, ce n’est plus seulement être meilleur que ses ancêtres ; c’est être fondamentalement différent. En France, la « Querelle des Anciens et des Modernes » (fin XVIIe – début XVIIIe siècle) cristallise ce basculement : les « modernes » revendiquent une supériorité non seulement technique, mais aussi intellectuelle et morale sur les Anciens.


La raison comme pilier.
Au cœur de cette modernité se trouve une idée maîtresse : la raison.

Le XVIIIe siècle la célèbre comme « l’âge de raison » de l’humanité, un moment où les hommes deviennent pleinement maîtres de cette faculté.
Mais cette raison moderne se distingue de celle des Anciens.

Elle n’est plus seulement un outil de contemplation ou une norme universelle liant le vrai, le bien et le beau, comme dans la pensée classique ou chrétienne.

Elle devient une rationalité pragmatique, tournée vers l’action et la maîtrise du réel.


Une vision nouvelle de l’humanité.
Avec la modernité apparaît une conception inédite de l’histoire : l’humanité est vue comme un tout en évolution, comparable à un individu passant de l’enfance à la maturité.

La modernité représente cet « âge adulte », où l’homme s’émancipe des superstitions et des limites du passé pour réaliser pleinement son potentiel.


La philosophie de l’histoire, née au XVIIIe siècle, illustre cette ambition : comprendre le devenir collectif de l’humanité comme une marche vers le progrès.


Une raison déliée de la norme.
Contrairement à la raison classique, qui unissait science, morale et foi, la raison moderne sépare ces domaines.

Découvrir une vérité scientifique – une loi physique, par exemple – ne dit plus rien sur ce que l’homme doit faire.


La nature devient neutre, un champ de régularités à analyser et à exploiter, sans valeur morale intrinsèque.

Ainsi, la raison passe de la « raisonnabilité » (une quête du bien et de l’harmonie) à la « rationalité » (une capacité d’analyse et d’action).


Une puissance pragmatique.
Cette rationalité transforme la raison en outil de pouvoir.

Elle n’invite plus à contempler l’ordre des étoiles, comme le sage antique, mais à calculer, prévoir, agir.
La science moderne ne cherche pas le sens profond des choses, mais leur utilité pour l’homme.

Elle devient relative aux besoins humains, un levier pour façonner le monde selon nos désirs.


Les promesses de la modernité.
Un avenir radieux.
La modernité repose sur une foi inébranlable dans cette nouvelle raison. Elle promet de libérer l’humanité de ses maux ancestraux et de la transformer profondément.


Ces espoirs se déclinent en trois ambitions principales :


La fin de la misère :
Grâce à la science, l’homme dominerait la nature, surmonterait la pénurie et, dans les rêves les plus audacieux – comme chez Rabelais au XVIe siècle –, vaincrait même la mort.
Cette aspiration à transcender la condition humaine traduit une rupture métaphysique majeure.


Liberté, égalité, paix :
La raison rendrait les hommes plus libres (par leur pouvoir accru), plus égaux (par la diffusion du savoir) et plus pacifiques (par une rationalité supposée apaiser les conflits).
Ce mythe d’une société industrielle pacifiée, né il y a deux siècles, perdure malgré les contre-exemples historiques.


Une humanité moralement meilleure :
Les Lumières affirment que le progrès technique et économique améliore l’homme.

Le mal viendrait du malheur ; en le supprimant, la science rendrait les hommes bons.
Cette idée – « plus de savoir, plus de vertu » – est au cœur de la modernité initiale.


Une modernité en crise.
Ces promesses, intactes jusqu’au début du XXe siècle, ont été ébranlées par les guerres mondiales, le communisme et les excès de la rationalité technique (bombe atomique, déshumanisation).
Aujourd’hui, certains critiquent la modernité sans pour autant la rejeter : écologistes ou penseurs « new age » déplorent ses dérives – robotisation, aliénation consumériste – tout en restant dans son cadre.


Le soir disant salut par les droits de l’homme (quel homme?).


Face à ces désillusions, un courant récent tente de « sauver » la modernité en la dépassant. La science seule ne suffit pas ; il faut y ajouter une nouvelle valeur : les droits de l’homme.


Inspirée par Kant, cette philosophie postule que l’homme, imparfait mais perfectible, mérite un respect inconditionnel pour son potentiel.
La modernité devient alors l’ère de la tolérance, du dialogue et de l’autonomie, combinant rationalité scientifique et dignité humaine.


La tradition face à la modernité.
Une pensée vivante et critique.
Loin d’être un vestige dépassé, la tradition reste une philosophie vivante, riche de vingt-quatre siècles de réflexion, de Platon à nos jours.
Elle ne s’oppose pas à la modernité par réaction, mais propose une vision alternative, ancrée dans une intuition radicalement différente.


Examinons d’abord ses critiques, avant d’en dégager l’esprit profond.
1. Le progrès scientifique : une fausse évidence.
Les modernes raillent la tradition pour son « primitivisme » technique : Platon n’aurait pas construit d’avion, saint Thomas pas même une bicyclette.
Mais ce retard n’est pas une faiblesse. La tradition ne nie pas la science ; elle questionne sa finalité.

Dominer la nature est-il toujours souhaitable ?
Manipuler les gènes ou défier la mort risque-t-il de créer des monstres ?
Loin d’être rétrograde, elle invite à contempler un ordre caché dans les choses – une harmonie qu’il vaut mieux respecter que détruire.


2. La société économique : une guerre masquée.
Les modernes vantent le développement économique comme source de paix et de confort. La tradition y voit une illusion.
Plus on satisfait de besoins, plus on en crée, jusqu’à perdre le sens du nécessaire et du superflu.

L’économie moderne légitime cette spirale en déclarant tout désir naturel.
De plus, elle repose sur la concurrence – une guerre déguisée où l’objectif est d’écraser l’autre.

Les sociétés industrielles ne sont pas pacifiques ; elles canalisent le conflit sous des formes subtiles.


3. La démocratie : un idéal imparfait.
La démocratie, fierté des modernes, promet la souveraineté de tous. Mais, comme le note Rousseau, elle exige « un peuple de dieux » pour fonctionner.

Sinon, elle devient une lutte d’intérêts individuels, chacun revendiquant ses droits au détriment des autres.

La tradition ne rejette pas cet idéal – elle le pratique dans des communautés restreintes, comme les monastères – mais doute qu’il s’applique à des millions d’individus sans une vertu exceptionnelle.


L’esprit de la tradition : l’imperfection humaine.
Une intuition fondamentale.
Derrière ces critiques se dessine le cœur de la tradition : l’homme n’est pas parfait.
La modernité le voit comme un être autosuffisant, capable de devenir son propre dieu par la science et la raison.

La tradition, au contraire, insiste sur sa fragilité et sa liberté imparfaite.
Le christianisme l’exprime avec force : l’homme est une créature pécheresse, perfectible mais dépendante d’une aide extérieure – la grâce – pour s’élever.

Progrès moderne vs progrès traditionnel.
Les modernes rétorquent que leur idée de progrès rejoint cette imperfection : l’homme s’améliore par ses propres moyens.


Mais la tradition distingue les deux : dans la modernité, le progrès est une conquête humaine, un pouvoir illimité ; dans la tradition, il est limité par la condition humaine et nécessite une transcendance.


Là où la modernité proclame l’athéisme et fait de l’humanité son propre salut, la tradition rappelle que l’homme n’est pas Dieu, même collectivement.


Conclusion : une opposition irréductible ?
En 1804, Pie IX affirmait qu’aucun pont ne relie tradition et modernité.
La première voit dans la seconde une hubris dangereuse ; la seconde considère la première comme un frein au progrès.

Pourtant, les penseurs traditionnels ne rejettent pas la modernité par principe. Ils l’interrogent avec sagesse, proposant une voie où l’homme, conscient de ses limites, cherche l’harmonie plutôt que la domination.


La modernité, elle, mise sur une rationalité sans bornes pour réinventer l’humanité.
Ce sont deux visions irréconciliables, mais complémentaires dans leur tension.

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