Introduction.
La science, dans sa quête de compréhension du monde, repose sur des distinctions fondamentales qui structurent son approche et délimitent ses objets d’étude.
Mais au-delà de ces cadres logiques, l’intelligence humaine se trouve confrontée à une tension profonde : celle entre le fini, qui caractérise notre expérience quotidienne, et l’infini, qui évoque une vérité plus vaste, métaphysique, voire spirituelle.
Dans cet article, Antoine Bachelin Sena explore ces deux dimensions – les distinctions scientifiques et la quête d’un sens ultime – en les rendant accessibles à tous, avec des exemples concrets et des réflexions tirées de la philosophie, de la religion et de l’expérience humaine.
Les distinctions au cœur de la science.
Pour comprendre comment la science construit ses objets d’étude, il faut d’abord saisir les distinctions qu’elle opère.
Ces distinctions ne sont pas seulement des outils abstraits : elles façonnent la manière dont nous pensons le monde.
Trois types de distinctions sont particulièrement importantes : la distinction réelle, la distinction mentale et la distinction formelle.
- La distinction réelle sépare des entités totalement indépendantes.
Par exemple, un embryon étudié en biologie n’a rien à voir avec un triangle analysé en géométrie. Ces disciplines opèrent sur des réalités distinctes, sans lien direct.
- La distinction mentale, en revanche, concerne des aspects d’une même réalité qui ne peuvent exister séparément.
Prenons une pomme : sa couleur rouge est une propriété que nous pouvons isoler mentalement, mais elle n’existe pas indépendamment de la pomme elle-même. Cette distinction est essentielle pour analyser les attributs d’un objet sans les détacher de leur support.
- La distinction formelle, enfin, est purement conceptuelle.
Par exemple, appeler une personne par son nom, comme “Marie”, ou par son surnom, comme “Mimi”, ne change rien à sa réalité.
Cette distinction n’a de sens que dans notre esprit.
Ces distinctions permettent à la science de découper la réalité pour mieux l’étudier.
Mais elles ont leurs limites. En mathématiques, par exemple, tout repose sur des constructions mentales. Les nombres, les figures géométriques ou les équations n’existent pas dans la nature : ce sont des abstractions, parfois inspirées par l’observation, mais détachées de l’expérience concrète.
Prenez la notion de mesure : un mètre ou un kilogramme n’existe pas en soi.
Mesurer, c’est toujours comparer un objet à une référence arbitraire.
Imaginez une chaise flottant seule dans l’espace infini : parler de sa “taille” n’aurait aucun sens sans un autre objet pour la comparer.
Cette idée peut sembler abstraite, mais elle a des implications concrètes.
Par exemple, dans la vie quotidienne, nous utilisons des mesures pour organiser le monde – la distance entre deux villes, le poids d’un sac de pommes de terre – mais ces mesures ne disent rien de la réalité profonde des choses.
Ce sont des outils, pas des vérités absolues.
La science, en se concentrant sur ces abstractions, risque parfois d’oublier la richesse de l’expérience vécue.
Le Triangle de Peirce et la quête métaphysique.
Au-delà des distinctions logiques, la science et la pensée humaine s’inscrivent dans une réalité plus vaste, où les objets ne se réduisent pas à leur matérialité.
Le philosophe Charles Sanders Peirce propose un modèle éclairant pour comprendre cette complexité : le Triangle de Peirce, qui articule trois éléments dont le signe, le sens et le référent.
Prenons un exemple simple : le mot “eau”.
- Le signe, c’est le mot lui-même, “eau”, que nous prononçons ou écrivons.
- Le sens, c’est ce que nous associons à ce mot – une substance liquide, transparente, essentielle à la vie.
- Le référent, c’est ce à quoi nous faisons référence dans un contexte précis : l’eau potable que nous buvons, l’eau de pluie qui tombe du ciel, ou l’eau baptismale utilisée dans un rituel religieux.
Chaque fois, le mot “eau” prend une signification différente selon le contexte.
Cette articulation, selon le philosophe Jean Borella dans “La crise du symbolisme religieux”, dépasse la simple analyse linguistique : elle touche à une dimension métaphysique.
L’eau baptismale, par exemple, n’est pas seulement une substance chimique (H₂O).
Dans le contexte religieux, elle devient un symbole de purification, de renaissance, voire de la “matière première” universelle, une idée métaphysique qui évoque la possibilité infinie de toute création.
Ce lien entre le symbole et son référent n’est pas arbitraire, comme une métaphore littéraire. Il est ancré dans une réalité profonde, où les objets du monde sensible renvoient à des vérités spirituelles.
Cette perspective change tout.
L’eau, vue sous l’angle scientifique, est une substance – quelque chose qui existe par soi, sans être une partie ou un attribut d’autre chose.
Mais à l’échelle métaphysique, elle devient un symbole, un reflet de la “possibilité universelle”, cette réalité ultime dont tout découle.
Nous-mêmes, en tant qu’êtres humains, pouvons être vus comme des “attributs” de cette possibilité infinie, sans existence autonome.
La tension entre le fini et l’infini.
Cette double lecture – l’eau comme substance et comme symbole – illustre une tension fondamentale de l’intelligence humaine : celle entre le fini et l’infini.
- D’un côté, nous vivons dans un monde concret, limité, mesurable.
- De l’autre, nous aspirons à une vérité plus grande, à une beauté ou à une bonté qui transcende notre expérience.
Cette tension se manifeste dans des expériences quotidiennes.
Imaginez que vous contemplez un coucher de soleil sur la mer.
La beauté de ce moment vous transporte, mais elle vous laisse aussi un sentiment d’incomplétude, comme si ce spectacle n’était qu’un aperçu d’une beauté plus grande, éternelle.
Ce désir de beauté peut prendre différentes formes : pour certains, il s’exprime dans l’amour ou l’art ; pour d’autres, il évoque une quête spirituelle, une aspiration à la “béatitude” ou à la vérité ultime.
Le philosophe médiéval Duns Scot affirmait que la beauté, la vérité et l’être sont trois aspects d’une même réalité.
Quand nous percevons quelque chose de beau, nous entrevoyons une vérité plus profonde, qui ne peut exister sans un infini sous-jacent.
Sans cet infini, les réalités finies – un coucher de soleil, une œuvre d’art, une équation mathématique – n’auraient pas de sens.
L’infini, en ce sens, n’est pas une abstraction lointaine : il est la condition de tout ce qui existe.
Cette idée peut sembler éloignée de la vie quotidienne, mais elle résonne dans des expériences humaines universelles.
Prenez l’exemple de Nicolae Steinhardt, un écrivain roumain emprisonné sous le régime communiste. Dans son livre “Le Journal du bonheur”, il raconte comment, affamé et torturé, il a vécu un moment de contemplation où il a perçu la “beauté éternelle”.
Malgré les horreurs de sa condition, il a entrevu une vérité transcendante, qui donnait un sens à son existence.
Cette expérience illustre la capacité de l’intelligence humaine à s’ouvrir à l’infini, même dans les circonstances les plus finies et douloureuses.
La science et ses limites.
La science, dans sa rigueur, tend à privilégier le fini : elle mesure, classe, analyse.
Mais en se limitant à ces abstractions, elle risque de perdre de vue la richesse de l’expérience humaine.
Comme le souligne Hugues de Saint Victor, la connaissance véritable passe par trois étapes : penser, méditer et contempler.
- Penser, c’est analyser un objet ou une idée.
- Méditer, c’est remonter à l’expérience qui a donné naissance à cette pensée.
- Contempler, c’est articuler plusieurs méditations pour percevoir une vérité plus vaste.
Par exemple, un scientifique peut analyser la composition chimique de l’eau (penser), réfléchir à son rôle dans les écosystèmes (méditer), et finalement contempler sa place dans un ordre cosmique ou spirituel (contempler).
Cette contemplation ne rejette pas la science, mais la replace dans un cadre plus large, où l’expérience humaine – avec ses paradoxes et ses aspirations – retrouve sa place.
Malheureusement, la science moderne, souvent prisonnière d’un “consensus des sages”, tend à valoriser la spécialisation au détriment de la sagesse.
En se concentrant sur des questions de prestige ou de performance technique, elle oublie parfois l’ontologie – c’est-à-dire la question de l’être – qui sous-tend toute connaissance. Toute science repose sur des présupposés sur ce qui existe, mais elle ne les interroge pas toujours.
Par exemple, en définissant une substance comme “ce qui existe par soi” (selon Aristote), la logique risque de nous faire croire que les choses matérielles sont autonomes, alors qu’elles sont en réalité interdépendantes, reliées à une réalité plus vaste.
Vivre dans la tension.
L’intelligence humaine, dans sa grandeur, vit dans une tension qu’elle ne peut résoudre.
- D’un côté, nous sommes ancrés dans un monde fini, imparfait, mesurable.
- De l’autre, nous aspirons à l’infini – à la beauté, à la vérité, à l’être.
Cette tension peut être source de frustration : certains, pour l’apaiser, rejettent l’infini et se réfugient dans le mesurable, le concret.
Mais ce choix appauvrit notre expérience.
La vraie richesse de l’intelligence, c’est de tenir ensemble ces deux dimensions.
Quand nous étudions un objet – une molécule, une étoile, une œuvre d’art –, nous devons être conscients de son inscription dans le fini (ses propriétés mesurables) et dans l’infini (sa place dans un ordre plus vaste).
Cette approche dialectique, paradoxale, nous garde en contact avec la réalité profonde.
Dans la vie quotidienne, cela signifie prêter attention aux moments où le fini nous renvoie à l’infini.
Un sourire d’enfant, une mélodie qui nous émeut, un problème mathématique résolu avec élégance : tous ces instants sont des fenêtres sur une vérité plus grande.
Ils nous rappellent que nous ne sommes pas seulement des êtres de mesure, mais aussi des êtres de contemplation du divin.
Conclusion.
La science, avec ses distinctions rigoureuses, nous aide à comprendre le monde.
Mais elle ne peut à elle seule répondre à la quête de sens qui anime l’humanité.
En articulant le fini et l’infini, l’intelligence humaine trouve sa véritable mesure.
Comme le psalmiste qui refusait d’oublier Sion, nous sommes appelés à ne pas nous perdre dans le concret, mais à nous souvenir de notre “patrie céleste” – cette vérité éternelle qui donne sens à tout.
Que ce soit dans l’analyse d’une goutte d’eau ou dans la contemplation d’un coucher de soleil, la connaissance véritable naît de cette tension entre le mesurable et l’incommensurable.
En cultivant cette double vision, nous ne faisons pas seulement progresser la science : nous retrouvons la sagesse qui nous rend pleinement humains.
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