Des mots et des choses : modernité, symbolisme et racines.

«Nous parlons avec des mots, mais Dieu parle avec des mots et des choses», disait Saint Thomas d’Aquin.

À son époque, et en réalité depuis les débuts du christianisme, cela était une évidence connue de tous.

Bien avant de dicter aux prophètes les paroles de la Bible, Dieu avait créé l’univers, et il est inconcevable qu’il n’y ait pas laissé les marques de son Intelligence, du Logos divin qui contient en lui la clé de toutes les choses, des faits et des connaissances.

Rien de plus logique, donc – ainsi pensaient les saints et les mystiques – que de chercher dans les formes et les apparences de l’univers physique les signes de l’intention divine qui avait tout créé.

Le texte même de la Bible est si rempli de références à des animaux, des plantes, des minéraux, des parties du corps humain, des accidents géographiques, des phénomènes astraux et climatiques, etc., qui font même que sans une certaine connaissance de la nature physique, sa lecture devient totalement opaque.

Il n’y avait et il n’y a pas moyen d’échapper à cette constatation élémentaire : l’univers était la première des Révélations.

Cette intuition n’avait pas échappé aux peuples païens de l’Antiquité, dont les cultures reposent entièrement sur des efforts prodigieux pour saisir un message divin derrière les phénomènes de la nature terrestre et céleste, et pour faire de la société entière un modèle cosmique en miniature (la bibliographie sur ce sujet est si abondante que je ne commencerai même pas à la citer).

Malgré l’immense variété des langages symboliques qui se sont développés à travers les époques et les lieux, ils obéissent tous à un ensemble de principes permettant d’établir des correspondances entre les conceptions cosmologiques et anthropologiques de ces civilisations.

Ces conceptions furent absorbées et légèrement remodelées par l’Europe chrétienne pour devenir des vecteurs d’une cosmovision biblique.

La principale modification fut un sens plus aigu de la nature dialectique du symbolisme naturel, où les faits de la nature physique n’apparaissaient plus comme des expressions directes de la présence divine, comme dans l’ancien culte des astres, mais comme des indices analogiques qui révélaient et dissimulaient à la fois cette présence (« La Dialectique Symbolique » d’Olavo de Carvalho).

La cosmologie médiévale intégrait l’ancienne carte planétaire ptolémaïque, avec la Terre au centre et les différentes sphères planétaires – correspondant à des dimensions distinctes de l’existence – s’éloignant jusqu’au dernier ciel, demeure de Dieu.

Que cette carte ne devait pas être interprétée comme un simple portrait matériel du monde céleste est prouvé par le fait qu’elle était compensée dialectiquement par une conception opposée, où Dieu était au centre et la Terre à la périphérie extrême.

La tension entre ces deux sphères condensait de manière globale les paradoxes de l’existence humaine dans un environnement naturel qui était à la fois un temple et une prison.

La vision médiévale du ciel n’était pas une cosmographie, mais une cosmologie – une science intégrale du sens de l’existence humaine dans le cosmos.

L’éclatement du débat entre héliocentrisme et géocentrisme a abaissé le niveau de l’imagination publique à un affrontement entre deux conceptions purement matérielles, rompant la tension dialectique entre les deux sphères et réduisant la cosmologie à l’état de simple cosmographie.

Les progrès extraordinaires de cette dernière ont masqué le fait que la modernité ainsi inaugurée s’est retrouvée totalement dépourvue d’une cosmologie symbolique, sans aucun moyen, jusqu’à aujourd’hui, d’articuler la vision scientifico-matérielle de l’univers avec les connaissances d’ordre spirituel : ces deux dimensions coexistent sans jamais s’interpénétrer, comme de l’eau et de l’huile dans un verre, ressurgissant de temps à autre, sous diverses formes, le «conflit entre science et religion» ou «entre raison et foi», qui, en ces termes, ne peut être apaisé que par des arrangements conventionnels de frontières, aussi artificiels et instables que n’importe quel traité diplomatique.

Ce qui était une tension dialectique est devenu un dualisme statique, comme dans une guerre de positions entre des armées immobilisées dans leurs tranchées.

Peut-être le trait le plus caractéristique de la modernité est-il précisément cette coexistence énervante entre une science sans spiritualité et une spiritualité sans base naturelle.

Pour aggraver encore les choses, la rupture entre ces deux dimensions ne s’est pas produite uniquement dans le domaine de la cosmologie, mais aussi dans celui de la métaphysique et de la gnoséologie (la branche de la philosophie étudiant la nature, l’origine et les limites de la connaissance humaine. Elle analyse comment nous savons et validons ce que nous savons). René Descartes, rompant avec l’ancienne vision aristotélico-scolastique de l’être humain comme synthèse indissoluble de corps et d’âme, a érigé un mur de séparation entre matière et esprit, en faisant des substances hétérogènes et incommunicables.

Malgré les nombreuses contestations et corrections qu’il a subies, le dualisme cartésien a fini par enraciner si profondément ses conséquences néfastes dans la mentalité occidentale qu’elles se font encore sentir, même dans le domaine des sciences physiques (voir Wolfgang Smith, « L’Énigme Quantique« ).

Dans la sphère culturelle, cela a conduit à diviser l’ensemble de l’expérience humaine en deux catégories : les objets réels, c’est-à-dire matériels et mesurables, connus par la science physique, et les objets purement pensés, pour ne pas dire imaginaires – lois, institutions, valeurs, œuvres d’art, le monde proprement humain.

Des premiers, on ne pouvait connaître que leurs propriétés mesurables, et il était interdit de chercher en eux un sens ou une intention.

Les seconds étaient pleins de signification, mais n’existaient que comme pensées, comme des «constructions culturelles» sans aucun fondement dans la réalité.

Aussi manifestement nuisibles à la cosmovision chrétienne que fussent ces idées, elles furent rapidement assimilées par l’intelligentsia catholique. Tout au long du XVIIIe siècle, le cartésianisme fut la doctrine dominante dans les séminaires de France.

Les prétendues «hérésies modernistes» n’étaient pas encore apparues, mais l’hégémonie intellectuelle chrétienne était perdue. Elle s’était rendue presque sans combat.

Ainsi commença une ère où une âme chrétienne n’avait d’autre choix que de se conformer à la mentalité moderne ou de s’insurger en vain contre ce qu’elle ne pouvait vaincre – les deux attitudes qui, jusqu’à aujourd’hui, caractérisent respectivement les «modernistes» et les «traditionalistes».

Le coup de grâce fut porté par Emmanuel Kant, lorsqu’il creusa un abîme infranchissable entre «connaissance» et «foi», en soulignant l’autorité universelle de la première et en reléguant la seconde dans l’enclos fermé des simples préférences et fantaisies personnelles – une doctrine qui devint la base non seulement du positivisme scientifique encore dominant dans les universités en général, mais aussi de tout l’«État laïc» moderne, où il n’y a aucune différence légale entre croire en Dieu, en des lutins, en des extraterrestres, en les vertus spirituelles des drogues hallucinogènes ou en la bonté de Satan.

Condamner la cosmologie médiévale parce qu’elle ne coïncide pas, sur certains points, avec les «faits observables du monde physique» est aussi absurde que de condamner un dessin parce qu’il n’y a pas de correspondance biunivoque entre les traits de crayon et les molécules qui composent l’objet représenté.

Les structures représentatives globales ne peuvent être comprises et jugées que dans leur totalité.

Le physicalisme naïf, en s’attachant aux détails les plus visibles, laisse toujours échapper l’essentiel.

La physique d’Aristote fut rejetée au début de la modernité, car elle affirmait que les orbites des planètes étaient circulaires et que son explication de la chute des corps différait de celle de Galilée.

Ce n’est qu’au XXe siècle que le monde académique comprit que, malgré ces détails, l’œuvre d’Aristote restait précieuse, non comme une «physique» au sens moderne, mais comme une méthodologie générale des sciences.

Quatre siècles d’arrogance scientifique avaient rendu incompréhensible un texte encore riche d’enseignements (voir les actes du congrès de l’UNESCO « Penser avec Aristote« , org. M. A. Sinaceur, Toulouse, Érès, 1991).

Le symbolisme naturel, indispensable au christianisme, disparut sous l’effet du physicalisme naïf, qui jugeait dépassé le modèle médiéval des sept sphères planétaires, une conception cosmo-anthropologique complexe et subtile, à cause du débat entre géocentrisme et héliocentrisme.

Relégué hors du champ intellectuel respectable, ce symbolisme ne survécut que comme source occasionnelle de figures poétiques pour des écrivains modernes, dénués de profondeur spirituelle et absorbés par leur propre subjectivité.

Georges Bernanos dénonça cet appauvrissement de l’imaginaire moderne dans des pages cinglantes de « L’imposture« .

Les rares érudits qui continuèrent à s’intéresser à ce sujet furent marginalisés, tant par les universitaires que par l’intelligentsia catholique, plus soucieuse de plaire au physicalisme académique que de défendre le patrimoine symbolique de la foi.

Une œuvre remarquable comme « Le Bestiaire du Christ » où Louis Charbonneau-Lassay recensait et expliquait les symboles et animaux dans l’architecture sacrée médiévale, passa presque inaperçue dans les milieux catholiques, bien qu’elle fût très appréciée par des auteurs musulmans, comme nous le verrons.

Même les écrivains qui comprenaient la cosmologie médiévale n’osaient en parler qu’en termes esthétiques, tout en se pliant à l’autorité du physicalisme.

C.S. Lewis, par exemple, structura ses « Chroniques de Narnia » sur une ascension spirituelle à travers les sept sphères planétaires, mais cacha cette clé symbolique, révélée seulement après sa mort par Michael Ward (« Planet Narnia. The Seven Heavens in the Imagination of C. S. Lewis« , Oxford University Press, 2008). Ward écrit : «Après sa conversion, Lewis jugeait naturellement les religions païennes moins vraies que le christianisme, mais, sans référence à la vérité, il leur trouvait une beauté supérieure. Beauté et vérité devaient être distinguées, ainsi que la bonté.» (p. 27).

Ironiquement, en réintégrant dans son art des éléments du symbolisme païen christianisé par l’Europe médiévale, Lewis s’opposait à la doctrine scolastique de Duns Scot, pour qui le beau, le vrai et le bon (Unum, Verum, Bonum) étaient fondamentalement unis. Cette timidité chrétienne face aux dogmes modernes est presque indécente.

Le philosophe calviniste Herman Dooyeweerd alla plus loin, condamnant la philosophie scolastique, et donc toute la cosmologie médiévale, pour n’avoir pas éliminé les traces du paganisme – une exigence irréaliste que le calvinisme lui-même n’a pas remplie.

Dans ce contexte, il n’est pas surprenant que le patrimoine symbolique, négligé et relégué, ait été récupéré par des intellectuels musulmans intéressés par une restauration de la culture chrétienne traditionnelle, mais sous l’influence subtile d’organisations ésotériques islamiques.

Depuis le XVIe siècle, personne en Europe chrétienne n’a expliqué le symbolisme spirituel chrétien avec autant de maîtrise que René Guénon, Frithjof Schuon, Titus Burckhardt ou Jean Borella, souvent qualifiés à tort de «pérennialistes» (une école de pensée philosophique et spirituelle qui soutient l’existence d’une vérité universelle ou d’une sagesse éternelle (philosophia perennis) commune à toutes les grandes traditions religieuses et spirituelles de l’humanité).

Membres de tariqas (organisations ésotériques islamiques), ils cherchaient à percer le physicalisme moderne pour imposer une influence intellectuelle islamique, utilisant le traditionalisme chrétien comme un outil, un peu comme Jésus, dans la vision islamique du Second Avènement, serait subordonné au Mahdi.

D’autres penseurs, comme Matila Ghyka, Ananda K. Coomaraswamy ou Mircea Eliade, bien que non liés directement à l’ésotérisme islamique, s’inspirèrent des pérennialistes.

Si la cosmologie symbolique retrouve aujourd’hui son statut de savoir profond et respecté, avec une multiplication des études universitaires, c’est largement grâce à Guénon, Schuon et leurs disciples.

Comme le dit la Bible (Psaume 118:22-23) : «la pierre qu’ont rejetée les bâtisseurs est devenue la pierre d’angle. C’est là l’œuvre du Seigneur, une merveille à nos yeux.»

Cette prophétie n’est pas encore pleinement réalisée, mais seule la restauration de la cosmologie symbolique peut servir de clé de voûte à une reconstruction de la culture chrétienne.

Les musulmans l’ont compris avant les chrétiens et en ont tiré parti.

Avons-nous une dette envers Guénon, Schuon et les autres ?

Évidemment. Ils nous ont rendu ce qui nous appartenait, même en le revendiquant comme leur.

Il est temps d’affirmer avec force la primauté du christianisme dans ce domaine.

Qu’est-ce que la distorsion dans la manière dont la pensée s’articule avec le réel ? Et comment cette distorsion aussi appelée dissonance cognitive constitue une rupture philosophique dans l’histoire de la pensée ?

La dissonance cognitive, ce malaise intellectuel né du décalage entre la construction théorique et l’expérience vécue, constitue un fil conducteur pour comprendre l’évolution de la pensée occidentale. 

Ce phénomène n’est pas du tout anodin car il révèle une fracture progressive entre l’homme et le cosmos, entre le penseur et la réalité dont il est partie intégrante. 

Nous explorerons ci-dessous les origines et les implications de cette dissonance, en retraçant son émergence dans l’histoire de la philosophie et ses conséquences sur la manière dont l’humanité conçoit le réel. 

À travers une analyse des grandes étapes de cette rupture – de l’Antiquité à la Modernité – nous chercherons à comprendre comment le philosophe, d’observateur humble du cosmos, s’est mué en un prétendu «fiscal de la science universelle», et ce que cela implique pour notre rapport à la vérité.

I. La dissonance cognitive : une définition.

La dissonance cognitive, dans le contexte philosophique que nous abordons ici, peut être définie comme l’écart entre le cadre théorique élaboré par un individu et la réalité vécue dans laquelle il est immergé. 

Cet écart ne résulte pas d’une simple erreur ou d’une malhonnêteté intellectuelle, mais d’une distorsion structurelle dans la manière dont la pensée s’articule avec le réel. Autrement dit, la dissonance cognitive survient lorsque le penseur croit pouvoir se placer en dehors de la réalité pour l’observer de manière objective, comme un spectateur détaché, alors qu’il demeure inéluctablement inséré dans le cosmos qu’il prétend juger.

Dans l’Antiquité et au Moyen Âge, les philosophes, d’Aristote à Saint Thomas d’Aquin, entretenaient une relation d’humilité vis-à-vis du réel. 

Ils se savaient partie prenante d’un ordre cosmique plus vaste, un tout dont ils ne pouvaient s’extraire. 

Leur réflexion s’inscrivait dans une tradition de savoirs cumulatifs, où chaque penseur contribue modestement à une chaîne de connaissances, conscient de ses limites. Aristote, par exemple, affirmait que tout savoir dérive d’un savoir antérieur, formant une continuité où l’individu n’est qu’un maillon. 

Cette posture, empreinte de docilité face à la complexité du réel, contrastait avec l’attitude qui allait émerger à l’aube de la modernité.

II. Les premiers signes de la rupture : Guillaume d’Ockham et l’empirisme.

L’un des premiers indices de cette rupture apparaît avec Guillaume d’Ockham, au XIVe siècle. 

Ockham postule que la réalité accessible à notre expérience – ce que nous pouvons observer et vérifier – constitue la mesure de ce qui est vrai. 

Cette idée, séduisante par sa simplicité, repose pourtant sur une illusion : l’empirisme, bien qu’il prétende s’en tenir aux faits, ne peut appréhender qu’une fraction infime de la réalité.

Le réel, dans sa profondeur et sa complexité, excède largement les limites de l’observation humaine. 

En proclamant l’universalité de l’empirisme, Ockham introduit un scotome qui désigne une tache aveugle dans le champ visuel ou, métaphoriquement, une lacune dans la perception ou la compréhension.

C’est une tâche dans le champ visuel qui l’empêche de reconnaître les biais inhérents à sa méthode. 

En ignorant la richesse du cosmos, dont l’homme n’est qu’une partie, il ouvre la voie à une approche réductrice, où la vérité se limite à ce qui peut être mesuré ou testé. 

Cette attitude, bien que non dépourvue de rigueur, marque le début d’une distorsion : le penseur commence à se percevoir comme un observateur extérieur, capable de juger la réalité dans son ensemble, oubliant qu’il est lui-même immergé dans cette réalité.

III. Descartes et l’illusion du doute universel.

La dissonance cognitive s’intensifie avec l’avènement de la modernité, et particulièrement avec René Descartes au XVIIe siècle. 

Dans ses “Méditations sur la philosophie première”, Descartes propose une méthode radicale : douter de tout, suspendre toute certitude pour reconstruire le savoir sur des bases prétendument inébranlables. 

Ce «doute méthodique» vise à placer le philosophe en dehors du réel, comme s’il pouvait observer l’univers depuis une position divine, détachée de toute contingence.

En réalité, cette entreprise est vouée à l’échec. 

Descartes, tout en proclamant douter de tout, se repose sur des certitudes implicites qu’il ne remet jamais en question. 

Sa méthode, loin d’être neutre, est imprégnée de présupposés culturels, historiques et personnels. 

Ce décalage entre ce que Descartes prétend faire – une remise en question universelle – et ce qu’il fait réellement – une reconstruction du savoir à partir de prémisses non examinées – illustre parfaitement la dissonance cognitive. 

Le philosophe croit s’extraire du réel, mais il reste prisonnier de ses propres cadres mentaux, incapable de les reconnaître comme tels.

Cette posture, qui devient caractéristique de la modernité, accentue la fracture entre le penseur et le cosmos. 

Là où les anciens philosophes acceptaient la primauté du réel sur leurs théories, les modernes s’arrogent le droit de soumettre la réalité à leurs propres critères de vérité. Cette attitude, bien que motivée par une quête sincère de certitude, engendre une forme d’arrogance intellectuelle qui prétend réduire l’infinitude du réel à des modèles théoriques simplifiés.

IV. Les conséquences de la dissonance : une guerre contre le réel.

La dissonance cognitive, en s’enracinant dans la pensée occidentale, engendre une véritable guerre contre la complexité du réel. 

Les théories modernes, qu’il s’agisse des grands systèmes philosophiques ou des modèles scientifiques réductionnistes, tendent à isoler une partie de la réalité pour en faire un tout explicatif. 

Cette approche, bien que productive dans certains domaines, mène à des dérives intellectuelles lorsque le penseur croit que son modèle englobant représente la vérité ultime.

Un exemple frappant est celui des théories qui prétendent saisir le «sens global» de l’histoire humaine. 

Que ce soit à travers des visions hégéliennes, marxistes ou évolutionnistes, ces théories affirment que l’histoire suit une trajectoire linéaire, orientée vers un but ultime. 

Pourtant, comme le souligne l’expérience empirique elle-même, nous sommes immergés dans le flux du temps, sans accès à son commencement ni à sa fin. 

Prétendre déterminer le «sens final» de l’histoire revient à créer un monde à l’image de nos propres présupposés, un délire intellectuel qui ignore la complexité du réel.

Cette attitude reflète une perte de l’humilité qui caractérisait les penseurs anciens. Aristote, par exemple, reconnaissait que le réel avait une autorité sur la pensée : le philosophe doit se soumettre à la réalité, et non l’inverse. 

Saint Thomas d’Aquin, de même, abordait le cosmos avec une docilité intellectuelle, conscient que la vérité dépasse les capacités de l’esprit humain. 

À l’inverse, la modernité, en s’appuyant sur l’empirisme ou la rationalité autoproclamée, a souvent succombé à la tentation de réduire le réel à des schémas simplificateurs, au détriment de sa richesse infinie.

V. Une arrogance intellectuelle et ses limites.

Cette dissonance cognitive, loin d’être un simple accident historique, révèle une forme d’arrogance intellectuelle qui se manifeste dans l’idée que certaines vérités sont indignes d’être considérées parce qu’elles ne répondent pas aux critères modernes de scientificité ou de rationalité. 

Cette attitude, incarnée par exemple dans le positivisme du XIXe siècle, rejette toute forme de savoir qui ne peut être validée par l’expérience empirique ou la logique formelle. 

Pourtant, comme le soulignait déjà Aristote, le savoir humain repose sur une tradition, un héritage de connaissances qui ne peut être entièrement soumis à l’épreuve empirique.

L’empirisme, bien qu’il se présente comme une méthode rigoureuse, est en réalité limité par les contraintes de l’expérience humaine. 

Nous ne pouvons observer qu’une infime partie du réel, et le reste repose sur des traditions, des consensus ou, pire encore, des modes intellectuelles passagères. 

En ignorant cette réalité, le penseur moderne s’enferme dans une illusion de maîtrise, croyant pouvoir juger l’univers depuis une position extérieure. 

Comme le disait Saint Paul, «c’est en Lui que nous vivons, nous nous mouvons et nous sommes» : nous sommes immergés dans le cosmos, et toute tentative de s’en extraire pour le juger est vouée à l’échec.

VI. Vers une réconciliation avec le réel.

Face à cette dissonance cognitive, la question se pose : comment renouer avec une pensée qui respecte la complexité du réel ? 

La réponse réside peut-être dans un retour à l’humilité des anciens. 

Cela ne signifie pas un rejet des acquis de la modernité, mais une reconnaissance des limites de nos outils intellectuels. 

La philosophie, pour redevenir féconde, doit accepter que le réel est plus vaste que nos théories, et que la vérité ne se réduit pas à ce que nous pouvons mesurer ou démontrer.

Une telle démarche implique de réhabiliter la notion de tradition comme une chaîne vivante de savoirs qui relie le passé au présent. 

Cela exige également une vigilance constante face aux biais qui nous poussent à simplifier le réel, que ce soit par l’empirisme, le rationalisme ou toute autre idéologie. Enfin, cette démarche invite à une forme de docilité intellectuelle, une disposition à apprendre du cosmos plutôt qu’à le soumettre à nos cadres préétablis.

Conclusion.

La dissonance cognitive, telle qu’elle s’est manifestée dans l’histoire de la pensée occidentale, est le symptôme d’une rupture profonde entre l’homme et le réel. 

De Guillaume d’Ockham à Descartes, en passant par les grandes théories modernes, le philosophe a progressivement perdu de vue sa condition de créature immergée dans le cosmos. 

Cette illusion d’extériorité, bien qu’elle ait permis des avancées indéniables, a également engendré une forme d’arrogance intellectuelle, où le penseur prétend réduire l’infinitude du réel à ses propres catégories.

Pour surmonter cette dissonance, il nous faut retrouver l’humilité des anciens, non pas pour rejeter la modernité, mais pour enrichir notre rapport à la vérité. 

En reconnaissant que nous sommes partie prenante d’un cosmos qui nous dépasse, nous pouvons espérer renouer avec une pensée plus fidèle à la réalité, une pensée qui accepte ses limites tout en s’ouvrant à l’infinie complexité du réel.

Livre «Chroniques des ombres de la modernité.»

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«Chroniques des ombres de la modernité» est une plongée poétique dans les paradoxes de notre époque, un manifeste vibrant pour réenchanter notre existence face aux défis d’un monde en crise.

À travers une mosaïque de réflexions philosophiques, historiques et sociologiques, ce recueil dresse un portrait percutant des aliénations contemporaines dont  l’accélération du temps, la dissolution de l’identité dans le virtuel, l’effacement des récits collectifs et la servitude masquée de l’esclavage moderne.

Portée par une plume incisive et des références riches – d’Hannah Arendt à Byung-Chul Han, de Platon à Nietzsche –, cette œuvre mêle critique lucide et méditation profonde pour résister à la subversion idéologique et raviver la voix du cœur.

Loin d’un simple constat, l’auteur propose des voies de résistance : ralentir, rêver, reconquérir le sacré et le corps, raviver la mémoire collective.

De la démocratie transformée en «supermarché de l’illusion», à la dictature du relativisme, chaque chronique invite à questionner, douter et agir pour retrouver une humanité vivante et libre.

Destiné aux épuisés, aux désenchantés, aux rêveurs en quête de sens, ainsi qu’aux amateurs de philosophie, de spiritualité et de réflexion sur notre temps, ce livre est une ode à l’immortalité de l’âme sous un ciel d’acier.

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L’identité humaine est dissoute dans le virtuel.

Résumé :

L’aliénation de l’homme moderne peut être décrite comme une perte de substance.

Nous vivons une modernité dans laquelle le temps accéléré et la technocratie érodent l’être. 

Les réseaux sociaux nous mettent face à des scrolls infinis et à une quête insatiable de validation. 

Ils incarnent une facette particulièrement insidieuse de cette crise, illustrant la dissolution de l’identité. 

La modernité produit des individus performants mais épuisés, incapables de contempler, car leur existence se réduit à une série d’actes éphémères. 

Avez-vous l’impression pesante que les plateformes numériques sont parvenus à fragmenter l’identité dans une série de performances volatiles ?

Nous proposerons au final des chemins pour reconstruire un moi ancré dans le réel.

La performance numérique : Une identité éphémère.

Les réseaux sociaux et nos smartphones toujours connectés transforment l’identité en un spectacle permanent. 

Chaque publication, chaque story, chaque reel, chaque statut, chaque like devient une brique dans une identité virtuelle. Mais celle-ci est aussi fragile qu’un château de cartes. 

L’utilisateur, en quête d’approbation, adapte son image aux attentes d’un public anonyme, devenant un acteur de sa propre vie plutôt qu’un sujet authentique. 

Il s’agit d’une transparence aliénante : l’individu, exposé à la surveillance constante des autres, se plie à une logique de performance où l’être se dissout dans le paraître. 

En 2023, une étude de l’Université de Stanford révélait que les adolescents passent en moyenne 3,5 heures par jour sur les réseaux sociaux, façonnant leur estime de soi à travers les métriques de likes et de followers. 

Cette dépendance au regard d’autrui fragmente l’identité, la réduisant à une série d’instantanés sans profondeur.

En 2022, des rapports comme celui de l’American Psychological Association ont mis en lumière une vague de burn-out parmi les créateurs de contenu, avec 68 % des influenceurs interrogés déclarant souffrir d’épuisement mental lié à la pression de produire du contenu quotidien.

Ces figures, souvent perçues comme des modèles de succès, incarnent pourtant une identité en perpétuelle fuite : leur valeur dépend de leur capacité à captiver un public volatile, les obligeant à réinventer constamment leur persona. 

Une influenceuse française, Léna Situations, a publiquement évoqué en 2022 son besoin de «déconnexion» face à cette spirale, révélant l’envers du décor : une vie où l’authenticité cède la place à une mise en scène épuisante. 

Cette «hâte» moderne est une «fuite» devant l’angoisse existentielle. 

Les influenceurs, en courant après la nouveauté, fuient la question fondamentale : qui sont-ils hors du regard des autres ?

Dans une critique de la modernité, nous offrons une clé pour comprendre cette dissolution. 

La hâte obsessionnelle du progrès – ici incarnée par le flux incessant des réseaux – est une tentative désespérée d’échapper au vide intérieur. 

«Ils appellent progrès leur hâte, mais c’est une fuite.»

Les réseaux sociaux amplifient cette dynamique en transformant l’identité en un produit de consommation, où chaque individu devient une marque à promouvoir. 

Cette marchandisation du moi, où l’on se vend à coups de filtres et de hashtags, érode la capacité à exister pour soi-même. 

Nous nous retrouvons dans un monde où «nous ne vivons plus dans le temps ; nous sommes vécus par lui». 

L’utilisateur, enchaîné à son écran, n’est plus maître de son identité : il est façonné par des algorithmes qui dictent ce qui est visible, désirable, ou rentable.

Cette fuite dans le virtuel a des conséquences psychologiques et spirituelles profondes. 

En 2024, une étude du Pew Research Center indiquait que 41 % des jeunes adultes américains ressentaient une «déconnexion de soi» liée à leur usage intensif des réseaux sociaux, décrivant un sentiment de vide après des heures de scrolling. 

C’est une fragmentation de l’identité, où le moi se disperse en avatars numériques, et à force de s’agiter sans repos, l’homme oublie d’être. 

Les réseaux sociaux, en imposant un rythme frénétique, privent l’individu du temps nécessaire à la réflexion et à l’introspection, le condamnant à une existence sans ancrage.

Reconstruire l’identité : vers un retour au réel.

Face à cette dissolution nous proposons des pratiques pour reconstruire une identité authentique, en un appel à «ralentir» et à «reprendre le temps».

Le journaling, ou écriture introspective, est une première piste. 

En consignant nos pensées et émotions dans un carnet, loin des écrans, l’individu retrouve un espace de dialogue avec soi. Une étude de l’Université de Cambridge (2021) a montré que 20 minutes de journaling quotidien réduisent l’anxiété et renforcent le sentiment de cohérence personnelle. 

Cette pratique, simple mais puissante, permet de tisser un fil narratif entre les fragments de la vie, restaurant une identité stable et réfléchie.

Les cercles communautaires offrent une autre voie. 

En se réunissant pour partager des histoires, des savoirs ou des rituels – comme les cercles de parole inspirés des traditions autochtones –, les individus échappent à l’isolement du virtuel. 

En France, des initiatives comme les «cafés-philo» ou les groupes de lecture locaux (en hausse de 15 % entre 2020 et 2023, selon le ministère de la Culture) recréent des espaces de connexion humaine. 

Ces cercles, en favorisant l’écoute et le partage, rappellent l’idée aristotélicienne de l’homme comme «animal politique» qui s’épanouit dans la communauté. 

Ils contrebalancent la logique individualiste des réseaux, où l’identité est un produit à vendre, en valorisant un moi relationnel, ancré dans des liens réels.

Enfin il est crucial de proposer un «retour du sacré» pour proposer une reconnexion symbolique. 

Méditer sur un objet naturel – une feuille, une pierre – peut réactiver une perception profonde, où le moi se sent relié à une réalité plus vaste. 

Cette pratique, proche de la contemplation échappe à la superficialité du virtuel et restaure une identité enracinée dans l’être. 

Les processions religieuses montrent aussi comment des rituels collectifs peuvent renforcer l’identité face à la sécularisation. 

Même sans dimension religieuse, des gestes simples, comme écrire une lettre manuscrite ou participer à une fête de quartier, amènent l’individu à une présence authentique.

Conclusion : 

L’identité moderne, dissoute dans le flux numérique, est une ombre sans substance, un écho de l’aliénation de la modernité. 

Les réseaux sociaux, en transformant le moi en performance éphémère, incarnent une fuite devant l’existence. 

Mais cette perte n’est pas irréversible. 

En ralentissant, en écrivant, en partageant dans des cercles humains, l’individu peut reconstruire une identité ancrée, fidèle à ce qui le rend vivant : sa capacité à être, non pas pour les autres, mais pour lui-même et pour le réel. 

Ralentissons, non par nostalgie, mais par fidélité à ce qui nous rend vivants! 

Dans un monde de scrolls, choisir la plume, la parole ou le silence, c’est reprendre le contrôle et redevenir soi.

Le Temps accéléré : vivre sans respirer. 

«Le temps est hors de ses gonds», écrivait Shakespeare dans Hamlet. Qu’aurait-il dit aujourd’hui, face à une modernité qui a réduit le temps à une succession de clics, de notifications et d’urgences artificielles ? 

L’accélération technologique, vantée comme un triomphe de l’esprit humain, semble nous avoir précipité dans une course où respirer – au sens vital du terme – est devenu une anomalie. 

Nos vies s’effilochent dans un présent écrasé par l’instant suivant, et nous voilà, pantelants, à courir après un horizon qui s’éloigne sans cesse. Mais à quel prix ?

La compression du temps : une existence désynchronisée.

Le sociologue Hartmut Rosa, dans son ouvrage “Accélération”, décrit ce phénomène comme une «désynchronisation» fondamentale : 

«L’homme moderne vit dans un monde où le rythme des innovations techniques dépasse de loin sa capacité à s’y adapter.» 

Nos horloges biologiques et nos pensées ne suivent plus. 

Le temps paraît être devenu une cascade qui nous emporte. 

Les smartphones paraissent greffés à nos mains et nous enchaînent à un flux ininterrompu d’informations. 

Une étude a révélé que les Français consultent leur téléphone en moyenne 221 fois par jour (étude réalisée en 2014 par l’agence de marketing numérique Tecmark).

L’horloge mécanique a transformé le labeur humain en une marchandise mesurable. 

Aujourd’hui, le chronomètre s’est digitalisé, mais la logique reste la même : chaque seconde doit produire, performer, rentabiliser et les clés s’épuisent sous des cadences infernales. 

Et une étude du cabinet Empreinte Humaine réalisé en 2022, indique que 34 % des salariés interrogés se disent en situation de burn-out, dont 13 % en burn-out sévère.

Une aliénation philosophique : l’homme sans repos. 

Hannah Arendt, dans “La Condition de l’homme moderne«, mettait en garde contre un monde où l’action humaine se réduit à une agitation stérile : «À force de faire, nous oublions d’être.» 

Cette intuition résonne cruellement aujourd’hui. Les réseaux sociaux et vidéos courtes avec leurs scrolls infinis, incarnent cette frénésie compulsive sans répit.

Le philosophe Byung-Chul Han, dans “La Société de la fatigue”, va plus loin : «La modernité tardive produit des individus performants mais épuisés, incapables de contempler, car la contemplation exige un temps que nous n’avons plus.» 

Nous ne vivons plus dans le temps ; nous sommes vécus par lui.

Cette aliénation n’est pas un accident. Elle sert une technocratie qui érige l’efficacité en idole. 

Nietzsche, déjà, dans “Ainsi parlait Zarathoustra”, fustigeait cette obsession du rendement : «Ils appellent progrès leur hâte, mais c’est une fuite.» 

Que fuient-ils ? 

Peut-être l’angoisse de l’existence, ce vide que seule la lenteur permet d’affronter. 

Car ralentir, c’est risquer de se voir, de se sentir, de se poser la question interdite : «Pourquoi tout cela ?»

En 2022, Amazon a été épinglé pour ses entrepôts où les employés, chronométrés à la seconde, urinent dans des bouteilles faute de pauses suffisantes. 

Cette anecdote glaçante illustre une société où la lenteur est une hérésie, où s’arrêter est un crime contre la productivité.

Ralentir : une révolte contre la tyrannie invisible.  

La contemplation, ou des exercices de respiration et de détente enseignent que «le temps n’est rien d’autre que l’attention que nous lui portons». 

S’asseoir, fermer les yeux, respirer : un acte si simple, et pourtant si subversif dans un monde qui nous somme de courir. 

Hartmut Rosa propose une piste similaire avec sa notion de «résonance» : renouer avec le monde, non pas en le dominant, mais en l’écoutant, en le laissant vibrer en nous.

Ralentir, ce n’est pas renoncer au progrès ; c’est le redéfinir. 

C’est refuser que notre humanité soit sacrifiée sur l’autel des algorithmes. 

Imaginez une grève du temps : une journée où nous éteignons nos écrans, où nous marchons sans but, où nous lisons un livre – un vrai, en papier – sans que la culpabilité ne vienne nous talonner. 

En 2019, le mouvement «Slow Life» a vu des milliers de personnes, en Europe et aux États-Unis, s’engager à déconnecter une heure par jour. 

Les témoignages abondent : «J’ai redécouvert le goût du silence», «J’ai enfin entendu mes propres pensées.»

Une invitation à exister.

Et si nous osions cette révolte douce ? 

Et si nous disions non à cette tyrannie invisible qui nous vole notre souffle ? 

Dans les “Lettres à Lucilius (Lettre 66)”, Sénèque évoque la grandeur de l’âme dans la contemplation et le recul face aux passions. Il écrit : «La grandeur de l’âme ne s’élève pas dans l’agitation, mais dans la tranquillité».

Alors arrêtons-nous. Pas pour fuir le monde, mais pour le retrouver. 

Posons le téléphone, levons les yeux, laissons le vent caresser nos visages. 

Le temps ne nous appartient plus ; reprenons-le. 

Car une vie sans respiration n’est qu’une ombre d’existence. 

Ralentissons, non par nostalgie, mais par fidélité à ce qui nous rend vivants : la liberté de dire, simplement, «Je suis là.»

Les penseurs traditionnels ne sont pas contre la modernité.

La tradition et la modernité sont souvent présentées comme des notions antagonistes.

Pourtant, leur opposition ne doit pas être réduite à une simple rivalité.
Ce sont des concepts vastes, englobant des réalités qui s’étendent sur des siècles et touchent des phénomènes d’ampleur presque planétaire.


La tradition puise ses racines dans un passé immémorial, tandis que la modernité marque une rupture plus récente mais tout aussi significative.

Explorer leurs détails exhaustifs serait une tâche écrasante ; je propose donc de me concentrer sur leur essence : l’élan fondamental qui anime la tradition et l’idée centrale qui porte la modernité.

Derrière la diversité de leurs manifestations, chacune semble animée par une aspiration unique, un esprit qui les définit et les éclaire.


Qu’est-ce que la modernité ? Une rupture philosophique.
La modernité au sens commun : le progrès technique.
Dans le langage courant, être « moderne » évoque spontanément une notion positive liée au progrès, surtout technique.

Une voiture moderne consomme moins, va plus vite ; un réfrigérateur moderne conserve mieux les aliments.

Cette perception associe la modernité à une amélioration pratique, à une efficacité accrue.
En ce sens, on pourrait dire que chaque époque a eu ses « modernes » : des individus cherchant à surpasser leurs prédécesseurs en ingéniosité ou en confort.
Mais cette définition reste superficielle et ne saisit pas l’essence du concept.


Une nouvelle ère pour l’humanité.
La modernité, dans son acception philosophique, va bien au-delà.

Elle émerge à la fin du XVIe siècle, s’affirme pleinement au XVIIIe avec les Lumières, et marque une rupture radicale avec le passé.

À cette époque, des penseurs commencent à concevoir leur temps non pas comme une simple suite d’avancées techniques, mais comme l’entrée dans une ère nouvelle.


Être moderne, ce n’est plus seulement être meilleur que ses ancêtres ; c’est être fondamentalement différent. En France, la « Querelle des Anciens et des Modernes » (fin XVIIe – début XVIIIe siècle) cristallise ce basculement : les « modernes » revendiquent une supériorité non seulement technique, mais aussi intellectuelle et morale sur les Anciens.


La raison comme pilier.
Au cœur de cette modernité se trouve une idée maîtresse : la raison.

Le XVIIIe siècle la célèbre comme « l’âge de raison » de l’humanité, un moment où les hommes deviennent pleinement maîtres de cette faculté.
Mais cette raison moderne se distingue de celle des Anciens.

Elle n’est plus seulement un outil de contemplation ou une norme universelle liant le vrai, le bien et le beau, comme dans la pensée classique ou chrétienne.

Elle devient une rationalité pragmatique, tournée vers l’action et la maîtrise du réel.


Une vision nouvelle de l’humanité.
Avec la modernité apparaît une conception inédite de l’histoire : l’humanité est vue comme un tout en évolution, comparable à un individu passant de l’enfance à la maturité.

La modernité représente cet « âge adulte », où l’homme s’émancipe des superstitions et des limites du passé pour réaliser pleinement son potentiel.


La philosophie de l’histoire, née au XVIIIe siècle, illustre cette ambition : comprendre le devenir collectif de l’humanité comme une marche vers le progrès.


Une raison déliée de la norme.
Contrairement à la raison classique, qui unissait science, morale et foi, la raison moderne sépare ces domaines.

Découvrir une vérité scientifique – une loi physique, par exemple – ne dit plus rien sur ce que l’homme doit faire.


La nature devient neutre, un champ de régularités à analyser et à exploiter, sans valeur morale intrinsèque.

Ainsi, la raison passe de la « raisonnabilité » (une quête du bien et de l’harmonie) à la « rationalité » (une capacité d’analyse et d’action).


Une puissance pragmatique.
Cette rationalité transforme la raison en outil de pouvoir.

Elle n’invite plus à contempler l’ordre des étoiles, comme le sage antique, mais à calculer, prévoir, agir.
La science moderne ne cherche pas le sens profond des choses, mais leur utilité pour l’homme.

Elle devient relative aux besoins humains, un levier pour façonner le monde selon nos désirs.


Les promesses de la modernité.
Un avenir radieux.
La modernité repose sur une foi inébranlable dans cette nouvelle raison. Elle promet de libérer l’humanité de ses maux ancestraux et de la transformer profondément.


Ces espoirs se déclinent en trois ambitions principales :


La fin de la misère :
Grâce à la science, l’homme dominerait la nature, surmonterait la pénurie et, dans les rêves les plus audacieux – comme chez Rabelais au XVIe siècle –, vaincrait même la mort.
Cette aspiration à transcender la condition humaine traduit une rupture métaphysique majeure.


Liberté, égalité, paix :
La raison rendrait les hommes plus libres (par leur pouvoir accru), plus égaux (par la diffusion du savoir) et plus pacifiques (par une rationalité supposée apaiser les conflits).
Ce mythe d’une société industrielle pacifiée, né il y a deux siècles, perdure malgré les contre-exemples historiques.


Une humanité moralement meilleure :
Les Lumières affirment que le progrès technique et économique améliore l’homme.

Le mal viendrait du malheur ; en le supprimant, la science rendrait les hommes bons.
Cette idée – « plus de savoir, plus de vertu » – est au cœur de la modernité initiale.


Une modernité en crise.
Ces promesses, intactes jusqu’au début du XXe siècle, ont été ébranlées par les guerres mondiales, le communisme et les excès de la rationalité technique (bombe atomique, déshumanisation).
Aujourd’hui, certains critiquent la modernité sans pour autant la rejeter : écologistes ou penseurs « new age » déplorent ses dérives – robotisation, aliénation consumériste – tout en restant dans son cadre.


Le soir disant salut par les droits de l’homme (quel homme?).


Face à ces désillusions, un courant récent tente de « sauver » la modernité en la dépassant. La science seule ne suffit pas ; il faut y ajouter une nouvelle valeur : les droits de l’homme.


Inspirée par Kant, cette philosophie postule que l’homme, imparfait mais perfectible, mérite un respect inconditionnel pour son potentiel.
La modernité devient alors l’ère de la tolérance, du dialogue et de l’autonomie, combinant rationalité scientifique et dignité humaine.


La tradition face à la modernité.
Une pensée vivante et critique.
Loin d’être un vestige dépassé, la tradition reste une philosophie vivante, riche de vingt-quatre siècles de réflexion, de Platon à nos jours.
Elle ne s’oppose pas à la modernité par réaction, mais propose une vision alternative, ancrée dans une intuition radicalement différente.


Examinons d’abord ses critiques, avant d’en dégager l’esprit profond.
1. Le progrès scientifique : une fausse évidence.
Les modernes raillent la tradition pour son « primitivisme » technique : Platon n’aurait pas construit d’avion, saint Thomas pas même une bicyclette.
Mais ce retard n’est pas une faiblesse. La tradition ne nie pas la science ; elle questionne sa finalité.

Dominer la nature est-il toujours souhaitable ?
Manipuler les gènes ou défier la mort risque-t-il de créer des monstres ?
Loin d’être rétrograde, elle invite à contempler un ordre caché dans les choses – une harmonie qu’il vaut mieux respecter que détruire.


2. La société économique : une guerre masquée.
Les modernes vantent le développement économique comme source de paix et de confort. La tradition y voit une illusion.
Plus on satisfait de besoins, plus on en crée, jusqu’à perdre le sens du nécessaire et du superflu.

L’économie moderne légitime cette spirale en déclarant tout désir naturel.
De plus, elle repose sur la concurrence – une guerre déguisée où l’objectif est d’écraser l’autre.

Les sociétés industrielles ne sont pas pacifiques ; elles canalisent le conflit sous des formes subtiles.


3. La démocratie : un idéal imparfait.
La démocratie, fierté des modernes, promet la souveraineté de tous. Mais, comme le note Rousseau, elle exige « un peuple de dieux » pour fonctionner.

Sinon, elle devient une lutte d’intérêts individuels, chacun revendiquant ses droits au détriment des autres.

La tradition ne rejette pas cet idéal – elle le pratique dans des communautés restreintes, comme les monastères – mais doute qu’il s’applique à des millions d’individus sans une vertu exceptionnelle.


L’esprit de la tradition : l’imperfection humaine.
Une intuition fondamentale.
Derrière ces critiques se dessine le cœur de la tradition : l’homme n’est pas parfait.
La modernité le voit comme un être autosuffisant, capable de devenir son propre dieu par la science et la raison.

La tradition, au contraire, insiste sur sa fragilité et sa liberté imparfaite.
Le christianisme l’exprime avec force : l’homme est une créature pécheresse, perfectible mais dépendante d’une aide extérieure – la grâce – pour s’élever.

Progrès moderne vs progrès traditionnel.
Les modernes rétorquent que leur idée de progrès rejoint cette imperfection : l’homme s’améliore par ses propres moyens.


Mais la tradition distingue les deux : dans la modernité, le progrès est une conquête humaine, un pouvoir illimité ; dans la tradition, il est limité par la condition humaine et nécessite une transcendance.


Là où la modernité proclame l’athéisme et fait de l’humanité son propre salut, la tradition rappelle que l’homme n’est pas Dieu, même collectivement.


Conclusion : une opposition irréductible ?
En 1804, Pie IX affirmait qu’aucun pont ne relie tradition et modernité.
La première voit dans la seconde une hubris dangereuse ; la seconde considère la première comme un frein au progrès.

Pourtant, les penseurs traditionnels ne rejettent pas la modernité par principe. Ils l’interrogent avec sagesse, proposant une voie où l’homme, conscient de ses limites, cherche l’harmonie plutôt que la domination.


La modernité, elle, mise sur une rationalité sans bornes pour réinventer l’humanité.
Ce sont deux visions irréconciliables, mais complémentaires dans leur tension.